Les réverbères : arts vivants

« La mort sème plus qu’elle ne fauche »

Au Forum Meyrin, dans le cadre de la saison culturelle, le collectif Idylle Production proposait de parler de la mort et de l’absence, en partant de la tradition des pleureuses. Plus qu’un spectacle, c’est une véritable expérience que nous avons pu vivre, du 1er au 4 avril.

Dès le début, nous percevons que cette soirée ne sera pas comme les autres : on nous enjoint en effet à descendre au sous-sol et passer par les loges pour nous retrouver… sur scène, face à une salle vide. Les symboles sont forts d’emblée : ce parcours sous terre sonne comme un rite de passage vers un autre monde, alors que les fauteuils rouges qui nous font face nous confrontent à l’absence. Élégie n°5 sera joué d’abord à l’avant de la scène, puis dans tous les espaces qui nous entourent, y compris la salle. Le tout jusqu’à la splendide surprise visuelle finale.

Tout commence avec une recherche dans le Sud de la France, autour des pleureuses, ces personnes engagées pour exprimer le chagrin des familles lors des enterrements. Mais c’est à ce moment-là que Nour, l’une des membres de l’équipe, perd deux de ses proches, à quelques jours d’écart seulement. C’est alors que toute l’équipe décide de la rejoindre à Nantes pour la soutenir et l’aider à organiser les funérailles. C’est de ce récit central que part Élégie n°5, pour ouvrir le sujet et évoquer les défunt·e·s, le rapport à la mort, l’absence… Il y a, alors, comme quelque chose de suspendu dans le temps, entre fiction et réalité, pour donner vie, paradoxalement, à cette Élégie.

Quand théâtre et mémoire se confondent

Élégie n°5 joue sur les frontières ténues entre fiction et réalité, monde des vivant·e·s et des mort·e·s, absence et présence… De quoi donner à ce spectacle une forme complexe, difficile à définir en quelques mots. On parlera donc davantage d’une expérience, mêlant d’un côté le spectacle joué, avec toute sa dimension théâtrale, la musique interprétée en live, le chant et des performances corporelles ; de l’autre l’aspect de mémoire, avec ses événements narrés, des souvenirs évoqués autour des proches disparu·e·s, et les pensées qui nous envahissent, nous spectateur·ice·s, bien malgré nous.

Cette dimension d’expérience est même totalement affirmée lorsque Salma Gisler, comédienne chargée de l’audiodescription pour des personnes ayant une déficience visuelle[1] présentes dans la salle, se place face au public et demande à tout le monde de fermer les yeux. À notre tour, nous percevons le monde avant tout par l’ouïe, et l’imagination, en suivant les indications proférées par la comédienne. Une autre façon d’appréhender le théâtre, mais aussi d’entrer dans cette thématique, ô combien riche, de la mort et de l’absence. À travers cette expérience, non seulement de ce petit moment, mais de toute la soirée, nous suivons une réflexion profonde, à beaucoup de niveaux. Le tour de force d’Élégie n°5 est d’ailleurs d’y parvenir en à peine une heure et demie. Sans être exhaustif, on vous dira qu’on parle de souvenirs, de dimensions terre à terre autour des funérailles, mais aussi de spiritualité, de symbolisme, de manière métaphorique ou de façon plus directe. Une soirée complète et suspendue dans le temps.

Convier les absent·e·s

Élégie n°5 est donc un spectacle sur la mort, mais qui n’a rien de tragique. La citation que nous avons choisie pour le titre de cet article, « La mort sème plus qu’elle ne fauche », répétée à plusieurs reprises durant la soirée, résume sans doute la leçon morale qu’il faut tirer de ce spectacle. À travers la mort, on resserre des liens, on crée des rencontres impromptues, on change les choses, aussi, même si on n’en est pas toujours conscient·e sur le moment.

Pour illustrer cela, plusieurs monologues s’enchaînent, entrecoupés de passages plus métaphoriques, chantés, joués, dialogués. Les actrices-personnages évoquent des anecdotes, des souvenirs, en lien avec le rapport à la mort. Il y a cette tante de Berne, inquiète que sa nièce ne porte pas de casque à vélo, car « il y en a déjà eu un », lui dit-elle sans oser prononcer le dernier mot de sa phrase. Il y a cette mère, qui plante des bulbes au moment opportun, comme une manière symbolique d’évoquer un renouveau. On pourrait en évoquer encore tant d’autres… Comme si raconter ces souvenirs redonnait vie aux morts le temps d’une soirée. Le tout est agrémenté de moments chantés, sans mot, de simples mélodies portées par les magnifiques voix d’Estelle Benaich, Nour Biriotti, Louise Crasnier et Carole Lesigne. De quoi rappeler le point de départ du spectacle : les élégies des pleureuses, ces poèmes lyriques visant à changer les plaintes et les douleurs liées à la mort. Ici, le choix est fait de ne pas prononcer de paroles, comme pour dire que, parfois, les mots ne sont pas suffisants. L’émotion s’en retrouve dès lors exprimée encore plus fortement.

À travers cette Élégie n°5, nous nous retrouvons, toutes et tous, dans une situation de face-à-face avec la mort, nos absent·e·s et disparu·e·s, mais vu différemment de ce dont on pourrait avoir l’habitude. La douleur n’est ici plus présente, et l’approche est plus sensible et réflexive. En nous plongeant dans cette étrange, mais ô combien captivante expérience, le texte de Marie Lou Félix et le jeu des cinq comédiennes nous conduisent dans une autre perspective, nouvelle et pleine de douceur et d’espoir.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Élégie n°5, du collectif Idylle Production, écrit par Marie Lou Félix, du 1er au 4 avril 2025 au Forum Meyrin, dans le cadre de la Saison culturelle de Meyrin.

Mise en scène : Marie Lou Félix

Avec Estelle Benaich, Nour Biriotti, Louise Crasnier, Carole Lesigne et Salma Gisler.

https://www.meyrinculture.ch/activites/elegie-ndeg-5

Photos : ©Eric Salberg

[1] Pour en savoir un peu plus, rendez-vous sur le site de l’Association So Close.

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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