La poésie des perdant·e·s
En ce soir de fête de l’amour, le 14 février au TMG, quelque chose s’est produit entre la Cie Singe Diesel et le public. Quelque chose de rare, qui ne laisse en tout cas pas indifférent. Sueño nous invite dans un univers poétique bouleversant.
Ce soir-là, Juan Perez Escala est Tom, vivant dans un bidonville, en compagnie d’une présence musicale et mystérieuse, campée par Vincent Roudaut. Dans la tête de Tom, il y a beaucoup de monde, mais il y a surtout beaucoup de rêves. Petit, il voulait faire du foot, mais il n’y arrivait pas. Il avait très envie, mais dès qu’il tapait dans la balle, elle allait dans la mauvaise direction. Alors, sur le banc de touche, un ballon perdu est venu retourner son œil vers l’intérieur, et là, il a commencé à voir le monde dans sa tête. Celui-ci l’a tellement fasciné qu’il a décidé de retourner son autre œil vers l’intérieur, et ainsi y rester.
Dans le monde extérieur, il faut toujours être vigilant, car à la moindre inattention on peut se retrouver dans la rue. Tom, le marginal, l’aveugle, s’échappe donc dans ses rêves, faits de pingouins et de villes construites sur des baleines. Et au fur et à mesure, on découvre les multiples personnalités qui l’habitent, incarnées par des marionnettes à l’humanité bouleversante. Elles lui racontent des histoires, lui offent une richesse invisible, elles font face à la violence du monde.
Bien loin d’être simpliste, Juan Perez Escala dépeint ses personnages et leur folie avec une nuance incroyablement touchante. Pour dresser un portrait si juste, Juan s’est inspiré de la beauté de la rue, a ravivé des souvenirs des favelas à Buenos Aires, qu’il a fréquentées dans sa jeunesse, et il a invité des personnes sans-abri à collaborer dans son atelier en Bretagne. Les réalités vécues comme le rapport à la police, la dureté du regard des gens “normaux”, la difficultés d’avoir des relations intimes, sont des aspects qui prennent vie dans les décors réalisés par Vincent Bourcier. Composés de tôles, de poubelles, d’un piano et d’objets insolites sauvés de la décharge, ils servent de cachette pour faire émerger les marionnettes, avec une impressionnante fluidité.
Les marionnettes détiennent chacune une personnalité propre, tellement vraie que c’en est troublant. Robert, par exemple, visage dur aux yeux blancs, déverse la rancœur que lui inspirent les autres, quitte à mettre des coups de boule aux businessmen avec leur attaché-case. Composées principalement de mousse et de papier, Juan Perez Escala est revenu aux techniques artisanales apprises dans son enfance en Argentine, après avoir collaboré au cinéma et à la télévision française où il s’est formé à des matériaux plus élaborés, comme le latex. De taille et de formes différentes, certaines sont si imposantes qu’elles nécessitent l’aide de son acolyte Vincent Roudaut pour être manipulées.
En filigrane de ce spectacle composé en patchwork, pour lequel Juan dit avoir « désappris la dramaturgie », se racontent les rêves égarés de son pays d’origine, l’Argentine. Tom est-il dans la rue à cause des militaires, qui faisaient régner la terreur lors de la dictature ? Son amour perdu fait-il partie des desaparecidos ? Par touches subtiles, ces questions restent en suspens. Son rêve de grandeur et de stade de foot, floqué d’un maillot blanc et bleu ciel, avec un soleil aussi grand que le coeur, rappelle la ferveur du quartier de La Bocca.
Sueño nous rappelle que, quand on n’a plus rien, la poésie et la grâce sont malgré tout à portée. Tom a raté sa vie, mais c’est pas grave, car il nous offre le plus sublime des perdant·e·s.
Léa Crissaud
Infos pratiques :
Sueño, de Juan Perez Escala, au Théâtre des Marionnettes de Genève, du 14 au 20 février 2025
Mise en scène : Juan Perez Escala
Avec Juan Perez Escala et Vincent Roudaut
Marionnettes : Juan Perez Escala, assisté d’Églantine
https://www.marionnettes.ch/spectacle/sueno
Photos : © Virginie Meigne