Lenteur et maîtrise au service de la performance
Connu pour ses performances provocatrices et engagées, Yann Marussich a profité d’une résidence de six mois en Uruguay pour travailler son cycle du béton. La réalisatrice Vania Jaikin Miyazaki l’a suivi durant cette période, pour mieux comprendre son univers, qu’elle documente dans Chronique d’une performance.
Le film débute avec la description d’une performance par la voix off de Yann Marussich. Dans Traversée, il est allongé, nu, sur un tapis de danse pigmenté d’huile verte. Son cou est accroché, tel un pendu, à un câble relié à un treuil accessible au public. Celui-ci peut choisir ou non de l’actionner, sans aucune marche à suivre. De ce fait, trois choix s’offrent à lui : devenir bourreau, sauveur ou demeurer indifférent. Dans la scène suivante, on l’aperçoit dans une baignoire remplie de morceaux de verres, qu’il vide petit à petit. Une manière d’entrer dans son univers et de comprendre sa volonté de déranger, de perturber, tout en questionnant la profondeur et la complexité humaine. À Montevideo, dans les murs d’une ancienne prison, il choisit de débuter son cycle du bé
ton. Comme toujours, il se mettra en danger, tout en souhaitant dénoncer l’industrie du béton. Dans Chronique d’une performance, on suit donc cette période de recherche, accompagné d’un groupe d’artistes féminines à qui il offre un séminaire pour partager sa pratique. Chacune travaillera aussi le béton et cherchera à raconter quelque chose à travers une performance. Toutes choisiront d’évoquer la liberté, d’une manière ou d’une autre, et se sentiront surtout libres dans leur processus de création. Un choix paradoxal et symbolique, eu égard au lieu dans lequel cela prend place. En parallèle, nous voyons Yann Marussich expérimenter différentes expériences, dont la principale – et la plus dangereuse –, celle de l’Homme-béton, dans laquelle il se retrouve assis dans un bloc de béton, que le public devra briser à l’aide des outils reliés à celui-ci.
Méditation et self-control
À la fin de la projection, Yann Marussich nous confie que beaucoup d’artistes ont essayé de créer une performance avec du béton, dans le même genre que la sienne, mais qu’il est le seul à y avoir survécu. Et pour cause : assis dans un bloc de béton dans laquelle il fait plus de 50°C, il doit aussi résister à la pression induite par la masse de matière sur lui. Impossible, donc, de relâcher un seul instant sa cage thoracique. Yann Marussich doit avoir une parfaite maîtrise de son corps. Pour parvenir à une telle performance physique, l’artiste médite énormément, enchaînant les exercices le poussant à la maîtrise de soi. Durant la résidence, on assiste à des ateliers durant lesquels il transmet sa pratique aux artistes présentes. Le tout, sans durée fixe, peut atteindre plusieurs heures, jusqu’à ce que le résultat souhaité soit atteint. La réalisatrice Vania Jaikin Miyazaki avoue n’avoir jamais rien vu de comparable. Dans la pratique du performer, on assiste ainsi à une sorte d’éloge de la lenteur, à travers la maîtrise de soi. Une manière de procéder qui va à l’encontre de nos habitudes quotidiennes.

Cette façon de faire se retrouve aussi dans le rythme du documentaire. Les longs plans silencieux, dans lesquels on semble prendre tout notre temps, s’enchaînent. On pense à l’entrée de Yann Marussich dans la mer, nu et muni de deux blocs de bétons aux pieds, comme sur l’affiche du film. Le plan fixe, sans bruit si ce n’est celui des vagues, paraît durer une éternité. On retrouve ce type de plans à plusieurs reprises, afin d’observer la réflexion de l’artiste, mais aussi des femmes en résidences, sans cuts, pour voir le temps de réflexion de chacun-e. Le tout donne l’impression que le film dure des heures, alors qu’il n’en fait qu’une. Vania Jaikin Miyazaki a ainsi une faculté, tout comme Yann Marussich dans son sefl-control, de dilater le temps, comme si les deux procédés se répondaient totalement.
Performer pour dénoncer
Il est parfois difficile de comprendre ce que racontent certaines performances, lorsqu’on y assiste. Ici, grâce à la voix-off de Yann Marussich et toute la réflexion que l’on voit durant la résidence, on perçoit mieux les objectifs. Dans ce cycle du béton, il montre que l’on peut raconter beaucoup de choses, qu’elles soient personnelles ou universelles. On pense à cette femme, allongée nue sous une couverture de béton, illustrant le poids sous lequel elle croule au quotidien et sa vulnérabilité. Ou cette autre artiste, munie d’un pénis géant en béton, visant à dénoncer les violences – sexuelles ou non d’ailleurs – qu’elle a pu subir. Elle, comme tant d’autres. Quant à Yann Marussich, dans son cube de béton, il explore les limites du corps humain, tout en illustrant l’omniprésence de ce matériau et sa dimension extrêmement polluante.
Le documentaire montre aussi le processus de création, dans des dimensions plus techniques. Il faut réfléchir aux quantités de béton, à la qualité de celui-ci, la position à l’intérieur du bloc, la manière de respirer et se tenir, la tenue à porter, mais aussi le poids des blocs, dans le cadre de la performance où Yann Marussich est amené à marcher avec… On s’aperçoit de ce qui ne fonctionne pas, comme cette première version du cube, à Montevideo, où le béton n’a pas pris. En fin de documentaire, nous nous retrouvons, dans une église, à Palerme, en Sicile, où la performance marche cette fois-ci comme attendu. On repense alors à toute la symbolique de l’endroit, haut-lieu de la mafia, pour dénoncer celle qui se trouve derrière l’industrie du béton. Si Yann Marussich sait qu’il ne changera pas les choses, en parler est déjà un début, pour faire face à l’inaction et l’indifférence. Et on en revient à la première performance présentée, Traversée, où certain-es pouvaient se rendre complices malgré elles et eux, en demeurant indifférent-es face à la situation présentée.
Fabien Imhof
Référence :
Chronique d’une performance, réalisé par Vania Jaikin Miyazaki, Suisse, 2025.
Avec Yann Marussich et les artistes en résidence à Montevideo.
Photos : © Vania Jaikin Miyazaki
