Les réverbères : arts vivants

Les paradoxes du pouvoir

Avec Par le bout du nez, Valentin Rossier met en scène une pièce qui illustre, de manière comique et cynique, la dynamique de la démocratie et du pouvoir. Un spectacle signé par les auteurs du Prénom, à voir jusqu’au 7 décembre au Crève-Cœur à Cologny. 

Le président de la République (Valentin Rossier), nouvellement élu, doit prononcer son discours d’investiture devant des millions de Français-es. Seulement voilà, dès qu’il l’entame, de terribles démangeaisons lui prennent le nez, si bien qu’il ne cesse de grimacer. Impossible de se présenter ainsi devant le peuple. Il fait donc appel à un psychiatre réputé (Mauro Bellucci), après que l’ORL et l’ostéopathe ont échoué à le soigner. S’ensuit une longue discussion où il s’agit d’identifier l’origine de ce tic spasmodique – un terme que réfute complètement le président. On plonge ainsi dans les souvenirs d’enfance, la relation au pouvoir, au peuple, ainsi que dans les choix de carrière du politicien. Le dialogue devient duel, où les rapports de force s’inversent et les egos s’entrechoquent. Le tout avec beaucoup d’humour et un cynisme rare, dont Mathieu Delaporte et Alexandre de La Patellière ont le secret. 

Rapport au pouvoir 

La situation qui se présente sous nos yeux est, d’apparence, assez absurde : comment un président peut-il exercer son rôle, si des grimaces incontrôlables s’emparent de lui dès qu’il tente de s’adresser au peuple ? Cette dimension grotesque est accentuée par les réflexions humoristiques du psychiatre, qui entrecoupe les discussions de cynisme et autres moqueries qui apparaissent déplacées à son interlocuteur, mais provoquent l’hilarité de l’assemblée. On évoquera ce moment où, sous couvert de narrer son enfance pour créer un lien avec son patient, il raconte celle de Bambi, créant de l’empathie chez le président, avant d’éclater de rire. Ce côté ridicule interroge plus profondément sur le rapport au pouvoir et le système démocratique. Le titre, Par le bout du nez, nous fait alors réfléchir à deux expressions. D’abord, « être mené par le bout du nez », qui ferait référence à la manière dont les politiciens manipulent l’opinion publique. Ensuite, « le bout du nez » pourrait s’apparenter au « bout du rouleau », illustrant une forme d’épuisement du président face à la crise et à tout ce qu’il a à gérer. Ses dernières paroles, « on ne va rien faire, mais on va le faire bien ! » en disent d’ailleurs long sur ce point. 

Ces deux aspects illustrent bien la dynamique du pouvoir : alors que le président est élu par le peuple, c’est à ce dernier qu’il doit plaire. Il dit d’ailleurs, en substance, qu’il se fiche de savoir s’il est un bon politicien ou non, tant que le peuple le croit. À travers cette pièce, c’est donc l’image et la communication qui sont prônées, davantage que le programme politique. Le fait qu’il soit inquiet des grimaces qu’il pourrait faire à l’écran et de l’impact sur l’opinion publique l’illustre parfaitement. Ce qui se joue également, ce sont des rapports de force. Le politicien, qui a l’habitude d’être toujours en maîtrise, se retrouve confronté à ses propres interrogations, mis en difficulté par son interlocuteur. Car ce dernier cherche à comprendre les raisons profondes du trouble, quitte à pousser le président dans ses retranchements. On comprend alors d’autant mieux le cynisme dont il fait preuve, comme lorsqu’il lui dit avoir l’impression qu’il est plus soumis à ses ministres et à sa femme que véritablement en charge du pouvoir. Alors même que le président dit pouvoir tout changer en un claquement de doigts. Le psychiatre agit donc comme un miroir, renvoyant le président à sa propre image. Ce dernier n’insinue-t-il pas, d’ailleurs, que les médecins, comme les politiciens, mentent et manipulent ? On comprend mieux le décor de fond de scène, constitué de trois miroirs : les deux hommes au premier plan s’affrontent, se renvoyant deux images déformées du pouvoir, alors que l’absurde en dit bien plus sur une vérité plus profonde. 

Une mise en scène sobre et efficace 

Comme souvent, Valentin Rossier effectue des choix de mise en scène simples et efficaces. L’ambiance au plateau est sombre : une estrade noire en bois, deux chaises sur lesquelles seront assis les deux hommes qui s’affrontent, et les trois miroirs déjà évoqués, séparés par de fausses colonnes, qui nous placent dans les opulents bureaux présidentiels. Le texte est ainsi mis en avant, sans trop d’artifices. Place au jeu, donc. Valentin Rossier reprend son phrasé habituel, mais propose une palette plus diversifiée que dans d’autres spectacles. Son duo avec Mauro Bellucci n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui composé de Philippe Chevallier et Régis Laspalès. Le premier nommé nous est évoqué par ce psychiatre particulièrement cynique et ironique, qui n’hésite pas à prendre de haut un interlocuteur qui lui paraît parfois limité. On pense bien sûr au célèbre sketch du train pour Pau, où il incarne un client particulièrement agacé par les propositions absurdes de l’homme au guichet, dont on ne sait s’il est véritablement benêt ou s’il prend un malin plaisir à faire tourner en bourrique le client. Le même rapport de force semble s’installer entre eux, où chacun tente de manipuler l’autre, le psychiatre se montrant cynique, alors que le président semble sûr de sa force et tente de le prendre de haut. 

Valentin Rossier nous rappelle également Régis Laspalès lorsqu’on demande au président de « tuer le père » symboliquement, pour se détacher de son passé, et qu’après avoir longuement écrasé le papier qui le représente, il s’exclame, le regard délirant : « J’aime bien faire ça ! » De délire, il est d’ailleurs question dans le propos de la pièce, le psychiatre intimant le président à être conscient de son délire pour mieux gouverner. C’est, selon lui, ce qui fait la différence entre ceux qui dirigent et ceux qui subissent : le fait d’être conscient d’avoir vécu des moments difficiles et donc d’être capables d’y faire face avec lucidité. De ce duel d’egos, on retient donc une certaine déconnexion de la réalité, bien amenée par le texte, avec quelques allusions à des dirigeants connus, notamment au niveau français. On pense à un certain ancien président qui a fait un bref séjour en prison, ou un autre, plus actuel, lorsque le psychiatre lui demande de se mettre « en marche » pour porter son discours. Derrière l’humour débordant de ce spectacle se trouve donc une critique de la politique, française mais aussi internationale, ainsi qu’une grande réflexion sur les rapports de pouvoir, la démocratie et les apparences qui passent avant les qualités de dirigeant. 

Fabien Imhof 

Infos pratiques : 

Par le bout du nez, de Mathieu Delaporte et Alexandre de la Patellière, d’après El Electo de Ramon Madaula, par la New Helvetic Shakespeare Company, du 11 novembre au 7 décembre 2025 au Crève-Cœur. 

Mise en scène : Valentin Rossier 

Avec Mauro Bellucci et Valentin Rossier 

https://lecrevecoeur.ch/spectacle/par-le-bout-du-nez/ 

Photos : ©Carole Parodi 

Fabien Imhof

Co-fondateur de la Pépinière, il s’occupe principalement du pôle Réverbères. Spectateur et lecteur passionné, il vous fera voyager à travers les spectacles et mises en scène des théâtres de la région, et vous fera découvrir différentes œuvres cinématographiques et autres pépites littéraires.

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