Masculinité et désarroi en question à La Bâtie
À la Maison Saint-Gervais se joue un des temps forts de cette 49ème édition de La Bâtie : Tout se pète la gueule, chérie, débarque, 11 ans après sa création, pour la dernière saison de Claude Ratzé. Un quatuor chorégraphique d’hommes cis nord-américains qui s’interrogent sur leur condition, à voir du 4 au 6 septembre.
La première intervention de Frédérick Gravel, instigateur de ce spectacle, raconte la genèse du spectacle : il souhaitait parler du désarroi général, à travers des situations de la vie présentées de manière chorégraphiées. Bien vite, la presse y a vu une remise en question de la masculinité. Il est vrai que les problèmes abordés y font forcément allusion : violence exacerbée, vanité, ridicule de certaines attitudes, impuissance… On assiste ainsi à un va-et-vient entre dérives attribuées au genre masculin et failles de celui-ci, qui illustre tout le paradoxe de la condition masculine. Frédérick Gravel en est un parfait exemple de contradictions : classé un temps comme un objet de désir, il est, en raison de son âge « avancé » (46 ans), susceptible de recevoir certaines aides réservées à une certaine catégorie d’âge au Canada. C’est tout ce questionnement, exacerbé sans doute par les questionnements qui ont surgi depuis quelques années, qu’il met en scène ici, accompagné de ses trois acolytes.
Humour et corporalité
Tout commence avec une chanson façon générique – le refrain reprend d’ailleurs le titre du spectacle – joué à la guitare acoustique par Frédérick Gravel, et interprétée par Stéfan Boucher, qui signe toutes les compositions musicales de la soirée. Pendant ce temps, Dany Desjardins et David Emmanuel Jauniaux – qui ont désormais repris les rôles de Nicolas Cantin et Dave St-Pierre – disposent des bières sur le plateau, en vue du premier tableau, intitulé « Anthropologie n°1 ». Entre les premiers tableaux, Frédérick Gravel intervient, avec son micro sur pied, pour évoquer la genèse et le déroulement du spectacle, mais aussi les questionnements qui le traversent, avec, entre autres, une forme d’introspection sur sa carrière. Ce discours, qui n’est sans doute pas aussi improvisé qu’il n’en a l’air, est empreint de beaucoup d’humour.
D’humour, Tout se pète la gueule, chérie n’en manque pas ! Même dans ses passages chorégraphiés. On évoquera ainsi ce premier tableau, dansé bière à la main et à moitié vêtus – en slip et t-shirt pour certains, ou à torse nu et en collants pour d’autres. Si on n’avait pas encore compris qu’il s’agissait d’une masculinité presque stéréotypée du continent nord-américain tel qu’on le perçoit… Ce premier tableau, donc, se termine par une bouteille qui se vide de manière ridicule, comme un pénis sans vigueur. On pourra aussi parler de ce numéro de pole dance – interprété nu, est-il besoin de le préciser ? Pour narrer et développer son propos, Frédérick Gravel, en collaboration avec les deux autres danseurs et le musicien, choisit donc une forme décalée, mais aussi une grande dimension corporelle. Au fil des numéros se développe ainsi une impressionnante démonstration de force et de souplesse.
Interroger la masculinité
Cette démonstration de force présente aussi une certaine subtilité, en illustrant à quel point elle peut être mal employée par certains – trop, c’est certain, une majorité, c’est possible ! On pense ici au tableau lors duquel l’un des interprètes se fait harceler par les deux autres, prenant des coups et étant même obligé de se flageller lui-même. Ou quand la force physique est montrée dans sa pire utilisation. Car Tout se pète la gueule, chérie parle aussi de ces dérives, quand les codes sociaux sont mal intégrés, ou utilisés à mauvais escient. Ce qui frappe, c’est l’ambiguïté constante qui semble se développer, entre la conscience de ce pouvoir et ce besoin de prouver une forme de supériorité d’un côté, et une certaine maladresse involontaire de l’autre. On ne sait pas toujours de quel côté on se trouve. Et c’est sans doute là que se développe le principal questionnement de la soirée, sur la condition masculine. Avec une nécessité d’éduquer, encore et encore ?

Pour appuyer encore plus ce côté exacerbé, voire cette forme de défouloir, la musique électro-rock composée par Stéfan Boucher vient faire résonner des sonorités puissantes. Elle accentue ainsi le côté bruyant et oppressant de cette masculinité trop souvent toxique. En témoigne ce moment où il s’approche du public pour chanter, et qu’une dame au premier rang réagit en lui adressant deux magnifiques doigts d’honneur. Une manière de dire qu’elle ne se laissera pas marcher dessus ! Car quelque chose se passe aussi dans les interactions avec le public. Même si on ne comprend pas toujours tout ce qui nous est raconté, qu’on est un peu perplexe parce qu’on ne s’attendait pas du tout à cette forme de spectacle, on demeure surpris-e par cette dimension inattendue. Et on n’en oublie pas de se dire que beaucoup passe par le ressenti, sans forcément le comprendre ou pouvoir mettre des mots dessus. Mais celui-ci nous questionne inévitablement, et c’est un point à souligner.
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Tout se pète la gueule, chérie, de Frédérick Gravel, du 4 au 6 septembre 2025 à la Maison Saint-Gervais, dans le cadre de La Bâtie.
Conception et direction : Frédérick Gravel
Avec Stéfan Boucher, Dany Desjardins, Frédérick Gravel et David-Emmanuel Jauniaux.
Musiques originales : Stéfan Boucher
https://saintgervais.ch/spectacle/tout-se-pete-la-gueule-cherie/
https://www.batie.ch/fr/programme/gravel-frederick-tout-se-pete-la-gueule-cherie
Photos : ©La Bâtie
