Les réverbères : arts vivants

On n’en aura vu que DEUX/SIX

Aux Scènes du Grütli, un concept cher à Claude Ratzé est repris cette saison dans le cadre de La Bâtie. Dans SIX/SIX, six soli d’artistes émergent-es, accompagné-es chacun-e d’un-e metteur/se en scène confirmé-e, présentent leur projet. Jeudi soir, on a pu voir Puppy Play et Hapax ou La comparution immédiate.

En 2001, le projet fondateur SIX/SIX, déjà joué au Grütli, visait à permettre à de jeunes artistes de débuter avec une relation privilégiée avec un-e metteur/se en scène confirmé-e. Reconduit cette année, comme pour boucler la boucle, il invite l’interprète à être au cœur du projet, et peut sélectionner la personne avec qui il ou elle collabore, en vue de présenter une courte pièce, de 30 minutes environ. Une intégrale des six numéros sera à voir dimanche aux Scènes du Grütli.

Puppy Play, ou quand l’acteur devient chien

Seul sur une chaise, Dylan Poletti attend les indications de Nina Negri, sa metteuse en scène qu’il a choisie et qu’il aime, nous dira-t-il. La voilà qui l’invite d’abord au relâchement, afin de mettre tous ses sens en éveil, et notamment à sentir pleinement les odeurs autour de lui. Ce lâcher-prise doit lui permettre de jouer sans réfléchir. Quelle n’est pas notre surprise lorsque ses premiers mots évoquent une odeur d’urine ! Mais très vite, cette relation de confiance laisse place à une dynamique de jeux de pouvoir. La metteuse en scène devient plus directive, imposant par exemple un parcours d’agility au comédien, à différents rythmes. L’acteur devient chien, prêt à tout pour satisfaire celle qui est dès lors devenue sa maîtresse.

Alors, le malaise commence à s’installer. Ce qui était drôle et léger devient pesant. Par bribes, et à l’aide de quelques phrases projetées sur le mur du fond, les différents éléments qui s’associent rendent conscient ce qui nous dérange : une relation de domination malsaine. Si les genres sont inversés – la réalité nous a montré que ce sont majoritairement des hommes qui agissent ainsi et assoient leur pouvoir – cela nous montre comment ce genre de pratiques peuvent être universelles. « Sans cela, tu ne perceras pas ! », entend-t-on et lit-on en substance. Le #MeToo, présentant la relation abusive entre metteur/se en scène et comédien-ne, développé ici dans le monde des arts vivants, résonne autrement, pas raconté avec les mots, mais véritablement vécu en direct, sous nos yeux. À l’aide de gestes et d’attitudes, nous assistons à la déshumanisation progressive, quoique rapide, d’un artiste qui semble en plus aimer cela. Comme si c’était normal et qu’il ne voyait pas le problème. Comme cela a trop longtemps été le cas. Mais fini de se taire. Les récents événements ont montré que la parole est désormais libérée. Et ce genre de performance est nécessaire pour l’appuyer.

Hapax ou la Comparution immédiate, bijou d’écriture pour une réalité violente

À notre retour après l’entracte, Kenza Zourdani, alias la prévenue M.K., attend le public, debout et immobile. Au fond de la scène, sur l’écran, sont projetées les définitions des deux termes qui forment le titre du spectacle. Comparution immédiate : procédure judiciaire permettant de juger rapidement une personne, souvent le jour de son interpellation. On nous dit que les prévenu-es sont poussé-es à reconnaître les faits et à collaborer, pour voir leur jugement plus clément. Hapax : le terme est difficile à définir, car sa définition même ne peut relever que d’un exemple. C’est ce qui va se dérouler sous nos yeux. Une voix-off annonce la comparution immédiate de la prévenue M.K. Celle-ci bégaie, bute sur les mots, répète les syllabes, modifiant ainsi le sens de son propos pour lui donner, malgré elle, une teneur comique. En réalité, cette difficulté apparente relève bien d’une grande maîtrise de son interprète, Kenza Zourdani, qui impressionne sur la scène du bas du Grütli.

Alors qu’elle reste stoïque durant la majeure partie de sa performance, on s’accroche à ses mots… et quels mots ! Entre poésie et violence, elle illustre par l’exemple l’impact d’une telle procédure sur une prévenue. On ne sait plus quoi dire, on stresse… et l’on finit par s’excuser de tout, même de la plus insignifiante bêtise. À tel point que cela en devient presque absurde. Cette violence qui ressort, Kenza le sous-entend, elle est souvent adressée à des personnes racisées. C’est un secret de polichinelle : elles sont bien plus souvent la cible des interpellations. L’actualité récente, même en Suisse, ne dira pas le contraire. On assiste alors, là aussi, à une forme de déshumanisation, où la réflexion n’a plus sa place. Le fait que la prévenue enduise son corps de ses propres crachats en dit long. Jusqu’à l’intervention, presque onirique, d’un violon. On retrouve alors la candeur de l’enfance, quand les mots avaient un vrai sens et s’exprimaient de manière légère, comme un air de musique, comme ils devraient être employés. Tout leur sens leur semble alors redonné. Un propos fort, dans un véritable bijou d’écriture, signé Kenza Zourdani, accompagnée à la mise en scène par Mathilde Morel.

Fabien Imhof

Référence :

SIX/SIX, (soli 5&6), aux Scènes du Grütli, du 3 au 7 septembre, dans le cadre de La Bâtie.

Puppy Play – Nina Negri et Dylan Poletti

Hapax ou la Comparution immédiate – Mathilde Morel et Kenza Zourdani

https://grutli.ch/spectacle/six-six-solo-5-et-6

https://www.batie.ch/fr/programme/six-six-integrale

Photos : ©La Bâtie

Fabien Imhof

Co-fondateur de la Pépinière, il s’occupe principalement du pôle Réverbères. Spectateur et lecteur passionné, il vous fera voyager à travers les spectacles et mises en scène des théâtres de la région, et vous fera découvrir différentes œuvres cinématographiques et autres pépites littéraires.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *