Père Ubu, pantin de la guerre
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Précurseur du surréalisme et de l’absurde, Ubu Roi aborde avec un humour féroce les abus du pouvoir et le combat d’egos qui conduit à la guerre. Un spectacle étonnamment actuel, à voir jusqu’à dimanche au Théâtre du Galpon.
Alors qu’il se vante des nombreux titres – capitaine de dragons, officier de confiance du roi Venceslas, décoré de l’ordre de l’Aigle rouge de Pologne, et ancien roi d’Aragon – Père Ubu se fait sermonner par son épouse, qui estime que ce n’est pas assez. Il lui faut se rendre en Finlande pour y tuer le Roi Venceslas et s’emparer du pouvoir. L’appât du gain le conduira ensuite à exécuter tous les nobles pour récupérer leur fortune. Ceux qui l’ont aidé à réaliser le coup d’état ne seront pas non plus épargnés. Mais garde à Bougrelas, le fils du Roi, qui s’est enfui et cherchera à se venger, inspiré, comme Macbeth, par des esprits revanchards. Sans oublier le duc de Bordure, qui l’avait aidé et s’est échappé de prison pour rejoindre le tsar de Russie. Le Père Ubu se retrouve assailli de toutes parts, depuis la Pologne et la Russie, et décidera de partir, seul, en guerre, contre cette dernière. Dans le même temps, il est manipulé sans le savoir par la Mère Ubu, qui lui vole son argent. Bien sûr, tout cela finira mal. La résonnance avec le monde d’aujourd’hui semble évidente, et la dimension a priori caricaturale de ce spectacle ne l’est peut-être pas tant que cela…
« Le monde entier est une scène »
La célèbre citation de Shakespeare apparaît ici très à-propos. Ce qui nous est montré sur le plateau du Galpon a bien sûr quelque chose de très théâtral, mais renvoie bien à ce qui se passe dans le monde, et ce combat d’egos entre les grands dirigeants, qui mène à des guerres totalement absurdes. Il y a quelque chose de métaphorique dans la direction artistique choisie par Gabriel Alvarez, avec une dimension théâtrale pleinement assumée, dans l’intensité du jeu et des chants, et une performance millimétrée qui impressionne. On évoquera d’abord l’entrée, dans le foyer, de Justine Ruchat, vêtue de son costume du duc de Bordure. En guise d’introduction aux rimes flamboyantes, elle débarque accompagnée d’une tête de cochon sur un plateau, pour nous mettre en garde sur ce qui va suivre. Nous voilà invité-es à la table des grands de ce monde, avec une nourriture peu habituelle. Quelle n’est pas notre surprise ensuite, en entrant dans la salle, de découvrir une scène surélevée, et tou-tes les comédien-nes placé-es en-dessous. Père Ubu est sur son trône, mais pas forcément celui qu’on attendrait pour un roi. L’image est absurde mais résume bien le personnage, qui ne fait que manger, pour un transit instantané. Une vision des choses qui se transcrit aussi dans sa politique : sans réflexion à long terme, il pense surtout au profit immédiat, ce qui ne lui réussira pas, évidemment.

Un autre élément visuel nous frappe alors : les costumes. Sans refléter une époque en particulier – ni la fin du XIXe où le texte a été écrit, ni aujourd’hui – ils interrogent. Tout à coup, c’est clair : on dirait que ces personnages sont des pantins, nous rappelant les marionnettes à fil de notre enfance. Beaucoup de couleurs, des formes grotesques et très arrondies – notamment pour la Mère Ubu – nous ne sommes pas en face d’humains réalistes. Le surréalisme est bien là, et surtout, tout cela nous évoque la manipulation omniprésente dans Ubu Roi. Car les personnages se manipulent entre eux, à l’image de la Mère Ubu, miroir de Lady Macbeth, qui manigance en sous-terrain – et on en revient à la scénographie. Père Ubu également, a manipulé ses conseillers pour en faire des alliés afin d’envahir la Finlande, avant de les laisser complètement tomber. Au-delà de cela, ce sont surtout les egos qui manipulent chacun des personnages. Père Ubu est constamment piqué dans son ego par son épouse, qui parvient ainsi à lui faire faire ce qu’elle veut ; quant aux autres, c’est après avoir été trahis qu’ils décideront de trouver une autre alliance pour se venger du Père Ubu. Voilà de quoi résumer une grande partie des mécanismes qui régissent la guerre… et quand on comprend que tout se passe en coulisses ou, en l’occurrence, sous la scène, dans des lieux auxquels le public n’a pas accès, on comprend tout !
Moquer les grands de ce monde
Dans son texte, Alfred Jarry se moque des dynamiques du pouvoir et de la dictature. Père Ubu en crée d’ailleurs une, poussée à l’extrême : il met à mort tous les nobles, oblige les magistrats à n’être payés que par les amendes qu’ils prononceront, et emprisonne ou fait exécuter tous ceux qui pourraient être une menace, après avoir été ses alliés. Les mécanismes du pouvoir sont toujours les mêmes : un jeu d’alliances subtil, que le Père Ubu a tendance à vite oublier, une fois le pouvoir obtenu. Et si on ne se tient pas ses promesses, c’est la débandade. On comprend alors encore mieux tout le jeu de trappes qui constitue la scénographie : les personnages fuient, se cachent, sortent au moment opportun… Ce choix résonne aussi avec la scène de mise à mort des nobles, où Ubu dit : « Ceux qui seront condamnés à mort, je les passerai dans la trappe, ils tomberont dans les sous-sols du Pince-Porc et de la Chambre-à-Sous, où on les décervèlera » On pourra également évoquer le tulle, en fond de scène, où certains passages sont joués en ombre, comme pour illustrer la face cachée du pouvoir, permettre à certains de se cacher pour agir dans l’ombre. Les possibilités sont nombreuses, et les méandres du pouvoir complexes.

Il nous faut enfin revenir sur la dimension chorale de la pièce. Dans sa direction artistique, Gabriel Alvarez ajoute des chœurs, comme dans les pièces antiques. On retiendra d’abord que tout est millimétré, dans les voix comme dans les déplacements qui accompagnent les chants. Le public est impressionné et c’est un des premiers commentaires qui ressort à la fin de la représentation. En intégrant cela, le metteur en scène montre d’abord la dimension intemporelle de cette pièce, publiée, rappelons-le, en 1895 et toujours parfaitement actuelle. Mais les chants nous font aussi penser à la comédie musicale, ou à l’opérette : tout est joué avec une grande intensité, ce qui nous renvoie à notre premier point, sur la dimension théâtrale très assumée. Ce choix apporte aussi une dimension comique, avec une forme de légèreté apparente, qui renforce l’absurdité de la situation décrite. Et voilà que les grands de ce monde sont totalement moqués. La chanson du décervelage, qui conclut la pièce, est accompagnée d’un piano, et on se retrouve presque dans un café-théâtre. Il s’agit sans doute du point culminant de l’absurdité de la pièce, avec une sorte de connivence dans ce moment choral, alors que toutes et tous s’entre-déchiraient jusqu’ici. Une manière de montrer que, même s’ils sont devenus ennemis ou rivaux, tous fonctionnement finalement de la même manière dans leur relation au pouvoir. Ou quand l’ego prend le dessus sur le reste.
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Ubu Roi, d’Alfred Jarry, du 18 au 30 novembre 2025 au Théâtre du Galpon.
Direction Artistique : Gabriel Alvarez
Avec Karim Abdelaziz, Clara Brancorsini, Lou Golaz, Soufiane Guerraoui, Margot Le Coultre, Madeleine Piguet Raykov, Justine Ruchat
Réalisation scénographie : Gordon Higginson
Musique et chants : Sylvain Fournier
Répétitions Chants : Sophie Agoua
Accessoires : Alex Gerenton
Peinture décor : Délia Meyer
Costumes : Marion Schmid, Sandy Tripet
Création lumière et régie : Francesco Dell’Elba
Administration : Laure Chapel – Pâquis production
https://galpon.ch/spectacle/ubu-roi/
Photos : ©Erika Irmler
