Les réverbères : arts vivants

Quand un cri du cœur devient notre coup de cœur

Qui aurait cru qu’un spectacle sur le monde carcéral serait tant marqué par la joie, l’amour et l’espoir ? C’est le tour de force réussi par Pierre Boulben et les six comédiennes et musiciennes au plateau, dans Inconditionnelles. Un véritable coup de cœur, à voir au Théâtre du Loup jusqu’au 7 décembre.

Dans sa prison pour femmes, Chess (Léa Gigon) ressasse. Sa fille Kayla lui manque. Voilà plusieurs années qu’elle ne l’a pas vue. Elle lui écrit, s’adresse à elle régulièrement, chante pour s’évader un tant soit peu. Dans sa cellule, elle a trouvé un refuge auprès de sa co-détenue, Serena (Joséphine Thurre). Les deux femmes s’aiment. Mais quand la seconde est libérée et retrouve ses deux enfants, la séparation anéantit Chess, qui n’a plus rien à quoi se raccrocher. Elle est heureuse pour Serena, mais a perdu son repère. Grâce à Silver (Shannon Granger), une productrice de musique venue animer des ateliers en prison, elle retrouve un espoir. Chess compose pour sa fille et sa liberté. Inconditionnelles est un spectacle performatif, entre concert et jeu, où l’écriture de Kae Tempest résonne comme un cri du cœur, plein de joie, d’amour et d’espoir.

Ne rien figurer, tout suggérer

En entrant dans la salle, on a l’impression que l’on va assister à un concert : une scène composée de praticables constitue l’espace de jeu des comédiennes. À l’arrière, sur d’autres modules encore surélevés, on aperçoit deux violons, un violoncelle et une boîte à rythmes. Tout autour de la scène et au-dessus de celle-ci se dressent des projecteurs, ainsi que des enceintes à l’avant-scène. Pierre Boulben nous l’avait confié en interview : rien ne serait figuré. Pas de prison visible, pas de barreau, pas de cellule, de lit inconfortable. La scène est nue, les mots et la musique figurent tout. La notion d’enfermement est tout de même évoquée par cette impression que les comédiennes ne peuvent sortir du plateau – c’est vrai surtout pour Chess, les autres étant libres ou retrouvant la liberté au cours de la pièce. Même le jeu d’adresses ouvertes au public semble être bloqué par un mur invisible, qui nous empêche de répondre. Alors, comment s’évader, symboliquement ?

Presque toutes les paroles sont prononcées à travers des micros, renforçant le sentiment d’un dispositif de concert. Même ce qui semble être des didascalies est régulièrement énoncé, mêlant ainsi narration et jeu. L’imaginaire du public fait le reste. Enfin presque, car le rôle de la musique est prépondérant dans cette mise en scène. Véritable actrice, influencée par le rap et le classique, comme nous le disait Pierre Boulben, elle donne une véritable texture sonore à l’univers de Kae Tempest. Alternant les façons de jouer – cordes frottées ou pincées façon pizzicato, utilisation de la boîte à rythmes et des voix – les trois musiciennes (Ariane Issartel au violoncelle, Mathilde Soutter et Anna Swieton aux violons) créent une ambiance musicale indissociable du propos de la pièce. Aidées aussi par les lumières de Lauriane Tissot, elles modifient la couleur des émotions, passant d’une forme de désespoir à la joie, suivant les intonations des comédiennes et les influençant, comme si tout se répondait constamment. Le texte est alors déclamé sur ces musiques, rarement dans le silence, et est particulièrement rythmé : rap, chant ou slam selon les moments, jeu plus classique à d’autres. L’alternance est subtile, difficile à décrire précisément avec des mots, mais tout fonctionne à la perfection. Inconditionnelles, c’est un spectacle qu’il faut voir, entendre, vivre et ressentir avant tout.

Ode à la liberté

« Si tu peux aimer, aime.
Si tu aimes, aime.
Si tu sens l’amour,
Rends-le vrai. »

Voici, en substance et de mémoire, l’un des refrains prononcés par Chess. Les mots en disent long sur ce dont il est question dans ce spectacle. Inconditionnelles parle avant tout d’amour, sous toutes ses formes. Il y a d’abord cet amour maternel, celui de Chess envers Kayla, omniprésent tout au long du spectacle, mais aussi celui de Serena envers ses enfants, qu’elle va retrouver. Elle dit d’ailleurs à Chess qu’elle a peur de n’être plus rien, une fois sortie de prison. Ce à quoi elle lui répond : « Si, tu es mère. » Il y a aussi l’amour amoureux, entre les deux co-détenues, qui tiennent l’une grâce à l’autre. Quel déchirement pour Chess quand Serena est libre : à la manière dont elle lui en veut, on pourrait se dire que c’est une forme d’égoïsme qui prend le dessus. On comprend toutefois bien vite qu’elle craint surtout de ne pas tenir sans elle. Il y a, enfin, cet amour amical, voire sororal, avec l’intervention de Silver. Elle soutient Chess, croit en elle, l’aide à avancer et, surtout, à libérer sa parole.

La liberté est au cœur d’Inconditionnelles. Serena peut sortir de prison, certes, mais cette liberté est aussi, et même davantage, symbolique. La musique est un véritable moyen d’évasion pour Chess et toutes ces femmes qui l’entourent. Il s’agit de se libérer de ses entraves, de son passé, de tout ce qui la bloque et la retient. « Ils peuvent enfermer ton corps, t’enfermer tout entière. Si tu les laisses enfermer ta tête, tu cours à ta perte. Maintenant je sais : même si tout ce que je peux voir n’est que verrou, jamais je n’ai été aussi libre. » Le titre en anglais, Hopelessly Devoted, prend alors tout son sens : Chess est dévouée aux autres, et avant tout à sa fille Kayla. Tout le paradoxe de sa situation se trouve là : elle a commis un acte pour sauver sa fille, et c’est la raison pour laquelle elle est aujourd’hui emprisonnée. Le pire dans tout cela ? C’est que celle qui souffre de la plus grande punition est bien sa fille, privée de sa mère.

Pourtant, Isconditionnelles est tout sauf un spectacle triste. Il y a certes des moments bouleversants, comme le récit de ce qu’a fait Chess pour en arriver là, mais ce qu’on retient surtout, c’est la joie et l’espoir. Il y a d’abord ce plaisir d’entendre des références culturelles connues (La Boulette de Diam’s, ou Le lion est mort ce soir), mais aussi la complicité entre les six comédiennes et musiciennes au plateau, qui jouent les unes avec les autres, se répondent, s’échangent des regards, se nourrissent de leurs performances respectives pour trouver de l’énergie, de la force. Comme ces détenues dont il est question. Le texte de Kae Tempest nous montre comment trouver un espoir dans une situation qui paraît désespérée. La musique, les mots, le jeu nous envahissent, les émotions montent, nos cœurs se serrent, les larmes arrivent, mais jamais la tristesse. Empathie, envie d’en entendre encore plus, joie, espoir, sont les mots qui nous restent en tête. Inconditionnelles, c’est un spectacle original dans sa forme, puissant dans son fond. Inconditionnelles, c’est le genre de spectacle qui nous rappelle pourquoi on aime tant aller au théâtre.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Inconditionnelles, de Kae Tempest, traduit de l’anglais par Dorothée Munyaneza, du 2 au 7 décembre 2025 au Théâtre du Loup.

Mise en scène : Pierre Boulben

Avec Léa Gigon, Shannon Granger et Joséphine Thurre (jeu), Ariane Issartel (violoncelle), Mathilde Soutter (violon) et Anna Swieton (violon)

Composition musicale : Ariane Issartel, Mathilde Soutter, Anna Swieton, Lou Golaz, Pierre Boulben et Dan Carey

Costumes : Julie Raonison

Création et régie lumière : Lauriane Tissot

https://theatreduloup.ch/spectacle/inconditionnelles/

Photos : ©Gaëtan Brugger

Fabien Imhof

Co-fondateur de la Pépinière, il s’occupe principalement du pôle Réverbères. Spectateur et lecteur passionné, il vous fera voyager à travers les spectacles et mises en scène des théâtres de la région, et vous fera découvrir différentes œuvres cinématographiques et autres pépites littéraires.

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