S’émanciper des peurs enfantines
Sur les planches d’Am Stram Gram, l’Amin Théâtre adapte le texte de Jon Fosse, Noir et humide. L’histoire d’une expédition rêvée à la cave, racontée à hauteur d’enfant, pour tenter de surmonter ses peurs. C’était à voir du 10 au 12 octobre.
Au plateau se dessinent les contours d’une maison, dont les pièces sont figurées par des bandes LED au sol, et séparées par des encadrements de portes. À cour, une porte fermée : celle de la cave. Trois personnages-narrateur/trices entrent à jardin, dont l’une avec les yeux bandés, et se mettent à jouer. On le comprend rapidement, celle qui ne voit pour l’instant pas n’est autre que Lene (Cléa Laizé) le personnage principal de cette histoire. Avec elle, son frère Asle (Robin Francier) et leur mère (Chantal Lavallée). Lene prendra en charge le récit, aidée par moments par les deux autres, car c’est de son histoire qu’il s’agit ici. La jeune fille rêve d’explorer la cave noire et humide, seule, pour découvrir si un gros animal noir à moustaches s’y cache, comme elle l’imagine. Mais pour ce faire, elle a besoin d’emprunter la lampe de poche jaune que son frère à reçue à Noël et qu’il refuse de lui prêter. Voilà déjà une première expédition qu’il faut entamer. Et c’est ce qu’elle va narrer, 50 minutes durant, en tentant de faire face à ses peurs.
Récit hybride pour vivre la peur
On est d’abord surpris-e par la manière de narrer : les personnages prennent en charge le récit à la troisième personne, respectant ainsi l’écriture de Jon Fosse, tout en décontenançant le public, qui aurait pu s’attendre à une narration à la première personne, chaque narrateur/trice incarnant aussi son personnage. Passé ce premier moment où il faut entrer dans cette écriture particulière, on plonge véritablement dans cette histoire. Le phrasé, lui aussi, peut surprendre : les trois narrateur/trices donnent l’impression d’un rythme très lent, où chaque syllabe, chaque mot, est parfaitement articulé-e. Comme si tout était étiré, d’une certaine façon. Ce qui nous est raconté ne dure effectivement que quelques minutes, et pourtant, on a le sentiment que tout prend plus de temps. On comprend alors que cette narration se place du point de vue de l’enfant, pour qui tout paraît plus grand, plus impressionnant. On suit donc la perspective de Lene, accompagnée d’une écriture simple et souvent cyclique. Les réflexions et les événements tournent en boucle dans son jeune esprit, illustrant sa peur. Un sentiment retranscrit magnifiquement par la construction du récit et par le rythme choisi par le metteur en scène Christophe Laluque.
S’il n’y avait que cette narration, on risquerait de rapidement tomber dans l’ennui. Mais la mise en scène prend le parti d’intégrer beaucoup de mouvement au texte. Cléa Laizé, alias Lene, vit ainsi intensément son récit. Sans mimer ni illustrer ce qui est narré, elle est plutôt dans une forme de suggestion. Les mots en disent déjà beaucoup, et l’expression corporelle vient compléter les intentions, pour faire ressortir les émotions ressenties par la jeune fille. Et si elle est souvent seule sur scène, elle est toutefois régulièrement rejointe par le frère et la mère, quand le récit le demande. Cela permet non seulement de changer quelque peu le rythme et les voix, mais aussi de montrer que leur présence influe sur les émotions de Lene. Beaucoup d’éléments du récit se construisent donc au-delà des mots, pour narrer les peurs vécues et ressenties.
S’émanciper de sa peur
Au centre de Noir et humide, il y a bien sûr cette peur de l’obscurité, et de cette cave que Lene n’a jamais affrontée seule. On a toutes et tous vécu un jour ce moment où l’on doit entrer dans un lieu, connu ou non, sans être accompagné-e. Pour contrer cette peur, le texte de Jon Fosse met en avant l’imaginaire de la petite fille : elle réfléchit à ce qu’elle va trouver là-bas, comment se rassurer. La lampe de poche doit donc être un outil indispensable pour l’accompagner. Seulement voilà, une autre peur est induite par cela : son frère ne voulant pas la lui prêter, elle craint une réaction violente de sa part, lui qui s’est déjà énervé contre elle. S’ajoute à cela la peur de casser la lampe, une peur qui est en réalité celle de son frère, mais qui rejaillit sur elle. Et puis, l’ombre de la mère plane aussi, avec une potentielle punition à la clé si son frère la dénonce… On retrouve donc plusieurs de nos craintes enfantines, pourtant toujours paradoxalement mêlées à une forme d’excitation, celle de la découverte de l’inconnu, et de toutes les proportions que cela peut prendre.

Dans Noir et humide, il y a donc une dimension presque magique face à la peur. Celle-ci existe tout d’abord à travers le décor, tout en lumière et en suggestion. On ne figure jamais trop, faisant ainsi travailler l’imagination des enfants. Celle de Lene étant également beaucoup mise à contribution, ce choix agit comme un miroir, pour pallier la peur. Quelque chose la dépasse, et c’est là qu’on peut parler d’une forme de magie. On évoquera encore cette scène où le plateau est éclairé uniquement à l’aide de la lampe de poche, alors que tout est noir autour. Un mot qui, bien sûr, revient beaucoup pour évoquer cette peur, que Lene fait tout pour apprendre à contrer…
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Noir et humide, de Jon Fosse, à voir dès 7 ans, du 10 au 12 octobre 2025 au Théâtre Am Stram Gram.
Mise en scène : Christophe Laluque
Avec Cléa Laizé, Chantal Lavallée et Robin Francier
https://www.amstramgram.ch/fr/programme/noir-et-humide
Photos : ©Ernesto Timor (Timor Rocks)
