Sous l’ombrelle
À quelques jours de la première des Larmes de Titania, nous avons la chance d’échanger avec Pierandré Boo. Il nous accueille, entre ville et nature, au Galpon – là où il est beau de venir voir les corneilles – pour nous raconter la femme sous l’ombrelle : Élisabeth d’Autriche. Un spectacle qui sera à voir du 16 au 28 décembre.
Enfant, il se souvient. Son père, qui travaillait au musée de la médecine légale, lui a raconté : dans un bocal se trouve la tête, et dans un autre la main avec le poinçon, de l’assassin d’Élisabeth de Wittelsbach. Image terriblement violente, et point de départ d’une recherche : qui est ce Luigi Lucheni qui, le 10 décembre 1898 à Genève, a tué l’Impératrice d’Autriche et Reine de Hongrie ? Il commence à lire. Il découvre l’enfant maltraité, l’homme exploité, mais surtout il bifurque bien vite pour déposer son intérêt sur l’assassinée, Élisabeth. C’était il y a 30 ans.
Son nom est Élisabeth
Pour beaucoup, l’Impératrice a les traits de Romy Schneider, et sa vie les contours dessinés par Ernest Marischka, Luchino Visconti ou encore Jean Cocteau. Cependant, dans toutes ces adaptations quelque chose cloche, la femme disparaît derrière le mythe, Élisabeth derrière un surnom, Sissi, et on transforme l’histoire du viol d’une enfant de 15 ans en une histoire romantique : « Je n’aurais pas assez de tous les océans pour laver mes humiliations. En plus de l’outrage et des commérages, il m’a fallu exposer les choses les plus intimes. Je ne peux pas oublier qu’il m’a fallu paraître, encore rougissante de ma nuit de noces, devant une assemblée d’abrutis, de grasses et de sottes, pour recevoir des mains de mon époux la traditionnelle « morgengabe », l’offrande du matin, parce que dans ce délicat système l’Empereur paie sa femme, avec quelques milliers de ducats, une fois qu’il l’a consommée. »
On disait d’elle qu’elle était hystérique, stratégie trop souvent utilisée pour discréditer la parole des femmes. Son mari voulait la faire soigner. Mais de quoi exactement ? N’est-elle pas justement d’une extrême lucidité. Dans ses écrits, le silence se brise. Pierandré est tombé d’abord sur quelques bribes de ses textes. Il a fallu de nombreuses années pour qu’une publication voie le jour. Il se penche notamment sur son rapport à la mort :
« Oui, dit-elle, l’idée de la mort nous exalte et nous purifie, ainsi qu’un jardinier qui arrache la mauvaise herbe lorsqu’il se trouve dans son jardin. Mais ce jardinier veut toujours être seul et se chagrine si des curieux regardent dans son dos »
Ce qui l’intéresse, ce n’est pas sa forme poétique, mais c’est sa parole, sa voix. Il lit, cherche quelque chose, sans savoir exactement quoi. De plus nombreux textes sont accessibles. On est dans les années 80. À la même époque, fait également son apparition Greta Gratos. Une évidence, la rencontre peut se faire entre Élisabeth et Greta, dans une forme théâtrale, mais cette dernière est encore jeune, le projet a besoin d’errer encore. Elle a besoin de vieillir, de vivre le texte, de le traverser avec le temps qui passe. Aujourd’hui Greta fête ses trente ans. Et Pierandré a un âge jumeau de celui de celui d’Élisabeth au moment de l’arrêt de son journal, quelque temps avant sa mort. Le moment est venu d’une transmission par la scène de ce témoignage.

Révéler
Un montage de textes est fait, il les sélectionne selon ce qui peut faire le lien entre avant-hier, hier et aujourd’hui, voire demain, on ne sait jamais. S’ensuit l’élaboration d’un dossier qui reçoit du Galpon un accueil chaleureux et enthousiaste, ainsi qu’une reconnaissance de plusieurs soutiens culturels. Depuis un peu plus d’une semaine, Pierandré et son équipe sont en création. Le geste n’est pas celui d’ajouter et d’ajouter encore. Il est tout autre. On épure les formes, on creuse jusqu’à l’essentiel. On laisse derrière soi des idées de départ, comme une scénographie qui rappelait trop le banc des accusé-es, ou des projections : nul besoin de montrer la tempête en vidéo, elle est ailleurs, on l’entend, on la ressent. À maintes reprises, nous parlons de l’importance de l’équipe. Ici son (Michel Zürcher), lumière (Danielle Milovic) et jeu (Greta Gratos) sont en étroite collaboration, sans cesse en dialogue. Il n’est pas question uniquement de mettre en valeur, mais de construire ensemble un lien, des interactions, des espaces. La forme est à chercher ensemble, selon les propositions de chacun et chacune, et elle se dessine au gré des discussions au sein de l’équipe. Un tout très géométrique a émergé, également en écho avec les costumes (Valentine Savary), pour une silhouette qui se dessine dans la transparence et les codes masculin-féminin. Cela résonne avec le texte : Élisabeth apparaît comme une figure non-binaire, elle est anticapitaliste – elle rêve à l’effondrement de la monarchie, et est profondément féministe, et terriblement lucide sur son temps et celui qui viendra : il n’y aura pas plus de justice sociale dans 60 ans que maintenant. Dit-elle quand elle livre ses écrits au Conseil fédéral pour être publiés 60 ans après réception, et qu’elle demande que les bénéfices soient reversés aux prisonniers politiques méritants.

Il y a, avant-hier, Élisabeth qui écrit, aujourd’hui Greta Gratos. Et dans ce spectacle, on nous invite à ressentir le vertige.
Nous quittons le Galpon, l’heure est au filage technique, à l’italienne – discipline de chaque matin avec le café – puis à l’allemande, afin que le corps sache ce qu’il est en train de vivre.
Charlotte Curchod
Infos pratiques :
Les larmes de Titania, d’après les écrits d’Élisabeth d’Autriche, Théâtre du Galpon du 16 au 28 décembre 2025.
Concept et réalisation : Pierandré Boo
Mise en scène : Michel Albasini
Avec Greta Gratos
Eclairage : Danielle Milovic
Univers sonore : Michel Zürcher
Costumes : Valentine Savary
https://galpon.ch/spectacle/les-larmes-de-titania/
Photos : © Ivan Grand, © Ester Paredes
