Le banc : cinéma

The Critic : manipulation et jeux de pouvoir

À une époque où la critique était encore toute puissante dans le milieu du théâtre, Jimmy Erskine fait tout pour conserver son pouvoir et ne pas être poussé vers la retraite. Quitte à franchir la ligne rouge… The Critic, un film au scénario pourtant peu original, mais qui marque grâce à l’excellence de ses interprètes avant tout.

« Critique, du latin criticus, et du grec kritikos, qui vient de krites, le juge. Le critique de théâtre est redouté et décrié à cause du jugement qu’il doit prononcer. Mais la vérité est impérative. Le critique doit être dépourvu d’émotions, et parfaitement seul. Seuls les grands noms restent dans les mémoires. Je dois vous avertir : quand vous allez au théâtre, dans les pièces présentées, vous retrouverez énormément de meurtriers au sang-froid. Mais prêtez attention au bourreau qui, lui, a conscience de ce qu’il fait. »

C’est par ces mots, prononcés en voix off par Jimmy (Ian McKellen) que débute The Critic. Londres, 1934. Le nouveau propriétaire du Daily Chronicle, le vicomte David Brooke (Mark Strong), qui vient d’en hériter de son père décédé, cherche à pousser son critique vedette vers la retraite. En cause ? Ses critiques trop acerbes, notamment envers Nina Land (Gemma Arterton), la starlette montante du moment. L’arrestation de Jimmy pour homosexualité lui donne un parfait motif pour le renvoyer. Jimmy comprend que son désormais ancien patron est épris de la jeune actrice qu’il a dénigrée : l’occasion de se venger est trop belle. Ce d’autant plus que cette dernière estime particulièrement l’avis du critique. Jimmy manigance donc pour se venger, en comptant aussi sur l’appât du gain et l’ambition de Nina. S’il décrit cela comme « un partenariat », on comprend bien vite que du chantage et autres faveurs sont en jeu. Ou quand le pouvoir monte à la tête et nous dépasse…

Pouvoir de vie et de mort

Dans les années 30, à Londres, le statut du critique n’est pas le même qu’aujourd’hui. Ses mots ont une énorme influence sur la carrière des artistes. En témoigne cet échange entre Nina et Jimmy, où celle-ci lui dit : « Je ne suis pas intéressée par l’avis [des autres critiques]. C’est vous que je lis. […] J’ai grandi en vous lisant. Je fais du théâtre à cause de vous. […] Vous m’avez façonnée. […] Vous parlez avec tendresse et avec passion des pièces de théâtre ou des comédiens qui vous émeuvent, et pourtant vous rejetez ceux qui vous déçoivent en étant impitoyable, comme si vous aviez été trahi. […] Je voulais être à la hauteur de vos exigences, mais vous me trouvez épouvantable. » Cette scène s’avère fondatrice dans la relation entre le critique et l’actrice, et elle dévoile toute l’ambiguïté et le paradoxe de ces deux personnages. D’un côté, la comédienne qui offre un pouvoir au critique, dont il n’hésitera pas à se servir, tout en se montrant totalement vulnérable envers lui et lui ouvrant son cœur. De l’autre, ce « monstre un peu spécial », comme il le dit lui-même, qui montre pour la première fois une forme d’humanité et de douceur.

Ce personnage, qu’on pensait détester, nous procure alors des sentiments disparates, qui font sans aucun doute l’une des grandes forces du film. Au-delà de cela, son histoire raconte quelque chose de plus grand et plus profond sur le pouvoir : jusqu’ici, il avait pouvoir de vie et de mort sur la carrière des artistes. Mais, lorsqu’il entrera dans l’engrenage de la vengeance, ce pouvoir s’avérera bien plus grand, au risque de le dépasser. Sa chute n’en sera que plus violente. À travers ce microcosme qu’est le milieu théâtral, le scénario de Patrick Marber offre une dimension métaphorique plus large, qui se répercute sur tous les personnages. Car Nina n’est pas simplement une jeune actrice en devenir, ni uniquement une femme aux grandes ambitions. Non, sa personnalité est bien plus subtile et complexe qu’il n’y paraît.

Réussir tout en simplicité

Pourtant, The Critic n’est pas un film particulièrement original : le thème du pouvoir qui monte à la tête a déjà été abordé, rien de vraiment nouveau ne se dégage ici, et les ressorts scénaristiques n’ont rien de particulièrement inattendu. Mais alors, qu’est-ce qui fait qu’il parvient à nous toucher autant et nous tenir en haleine ? D’abord, cela tient en grande partie à l’interprétation des acteur·ice·s. À commencer par un Ian McKellen au sommet de son art. La justesse de sa performance crée une ambiguïté qu’on ne parvient jamais à résoudre. Il parvient à la fois à se montrer particulièrement hautain, mais aussi touchant dans sa vulnérabilité, qu’il dévoile en évoquant le fait que c’est son rôle de critique qui l’a rendu ainsi. La dimension de l’homosexualité, omniprésente mais toujours avec retenue, sans tomber dans le pathos, ajoute encore à la complexité de son personnage. Même s’il faut se replonger dans le contexte des années 30, la dénonciation de l’homophobie est bien amenée dans The Critic. Rappelons d’ailleurs que Ian McKellen est un fervent défenseur de la cause, en témoigne le chaleureux et émouvant accueil du public de Glatsonbury lors de sa récente apparition surprise au festival.

Gemma Arterton propose également une belle justesse d’interprétation : il faut du talent pour jouer une comédienne qui n’a, selon le critique, aucun talent. Voilà tout le paradoxe du personnage et l’intérêt de son rôle : passer d’une comédienne soi-disant ratée à une as de la manipulation, grâce à ses qualités d’actrice. Sans oublier le déchirement qu’elle éprouve à devoir à la fois assumer son ambition et son envie de ne pas décevoir son prétendant Stephen (Ben Barnes). On évoquera encore Alfred Enoch, dans le rôle de Tom, l’assistant et amant de Jimmy. Un personnage de l’ombre mais qui se révèle particulièrement important, notamment dans le dénouement de toute cette histoire.

Enfin, si The Critic est un aussi bon film, cela tient également à la qualité de sa photographie. La réalisation d’Anand Tucker propose des décors magnifiques, particulièrement immersifs dans le cadre de l’époque, pour parfaitement retranscrire l’ambiance évoquée dans le roman Curtain Call d’Anthony Quinn, dont The Critic est une adaptation. On plonge complètement dans le Londres des années 30, sans trop d’artifice. La dimension réaliste transmise par tout cela révèle toute la magie du cinéma, qui réside dans son apparente simplicité. On y croit.

Fabien Imhof

Référence :

The Critic, adapté de Curtain Call d’Anthony Quinn, réalisé par Anand Tucker, Royaume-Uni, 2023.

Avec Ian McKellen, Gemma Arterton, Mark Strong, Alfred Enoch, Ben Barnes, Lesley Manville…

Photos : ©Greenwich Entertainment

Fabien Imhof

Co-fondateur de la Pépinière, il s’occupe principalement du pôle Réverbères. Spectateur et lecteur passionné, il vous fera voyager à travers les spectacles et mises en scène des théâtres de la région, et vous fera découvrir différentes œuvres cinématographiques et autres pépites littéraires.

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