Ubu Roi : la pièce de tous les paradoxes
Alors qu’Ubu Roi, texte magistral d’Alfred Jarry, sera joué dès le 18 novembre au Galpon, nous avons pu nous entretenir avec Gabriel Alvarez, co-directeur du lieu et metteur en scène du spectacle, qui nous en a dit un peu plus sur le processus de création.
Alfed Jarry était un véritable précurseur du dadaïsme, voire du surréalisme. En 1895, il s’empare du texte écrit par une bande de copains de lycée pour se moquer d’un professeur, et en propose une réécriture, pour rendre grotesque la bourgeoisie et les relations entre la France, la Pologne et la Russie. Cette pièce ô combien potache, prévue pour être jouée avec des marionnettes, a été traduite et jouée partout dans le monde. Il est incroyable de voir que c’est encore le cas aujourd’hui, pour caricaturer les dictateurs. La réflexion qui sous-tend cette création a démarré il y a longtemps et s’inscrit dans le UBU Wars Project du Galpon, avec une grande réflexion autour de la guerre, dans laquelle on retrouvera également Judith ou le corps séparé d’Howard Barker, au mois de janvier. Dans Ubu Roi, derrière cette réflexion sur la guerre se cache surtout un point de vue sur la vie, en se demandant comment en prendre soin. Gabriel Alvarez nous confie d’ailleurs qu’il voit le Père Ubu comme un prophète, qui cherche à réinventer un monde. De fait, ce dernier déconstruit les valeurs sociales occidentales par le rire. Mais un rire jaune, voire parfois des répliques très pince-sans-rire. Par ce biais, il interroge le rapport à l’alter-ego, à la société de consommation. Ubu est un personnage très paradoxal, entre stéréotype et archétype. Il nous touche tous et toutes, marqué par le désir, l’envie de jouir et de manger. Tout passe d’ailleurs par son ventre et ses tripes. Ainsi, il semble être très autocentré, d’où cette dimension de stéréotype, tout en ne se revendiquant jamais comme le centre, élargissant alors sa représentation à une forme plus archétypale, dans un cycle sans fin consistant à se remplir et à se vider.
Interroger la relation au pouvoir
La question de fond est la suivante : qui est ce Père Ubu ? Il nous renvoie à l’âge de l’enfance, avec ces caprices et son égoïsme. Mais plutôt que de s’arrêter à cela, il s’agit plutôt d’interroger sa personnalité multiple et les causes de son comportement. Pour ce faire, le texte d’Alfred Jarry, qui se revendique comme une parodie de Macbeth et son épouse, avec plusieurs personnages rappelant des facettes des trois sorcières, est gardé presque tel quel. Seul l’ordre de certaines scènes a changé. Gabriel Alvarez explique ce choix d’une autre distribution des scènes par le fait que Jarry l’a initialement conçu pour des marionnettes, avec une grande quantité de personnages qui gravitent autour du couple (nobles, financiers, magistrats…). Il a donc fallu concentrer tout cela, pour jouer avec les sept comédien-nes et mieux cerner la problématique de la relation au pouvoir.

La scénographie s’inspire directement de la « guidouille » du Père Ubu, son ventre donc, et de plusieurs images du personnage. On retrouvera ainsi deux niveaux au plateau, avec des canalisations au-dessous et un plateau dessus. Des trappes seront utilisées pour passer de l’un à l’autre, en jouant constamment sur le paradoxe entre vide et plein. À travers cela, il s’agira aussi de montrer que c’est la Mère Ubu qui tire toutes les ficelles. Ce sont finalement ces désirs, plus que ceux du Père Ubu, qui se déclinent ici : derrière les ambitions de son mari se cachent donc celles de l’épouse. D’où le fait que le Roi Ubu est un roi sans l’être. Une dimension illustrée aussi par le fait que son royaume ne se trouve nulle part et qu’il est nommé « Père » sans avoir d’enfants pour autant. On comprend alors toute la complexité de ce que sous-entend le texte de Jarry.
Caricature et langage
Le point de départ du spectacle est donc la dimension caricaturale du pouvoir. Jarry illustre le côté grotesque, voire absurde, de la manière dont il se diffuse un peu partout. Sans oublier quelques éléments plus philosophiques sous-jacents, notamment sur la subversion de certains codes sociaux. L’autre versant que retient Gabriel Alvarez est le rapport au langage, avec beaucoup d’inventions de l’auteur. Il évoque ce fameux « Merdre ! » et la transformation de nombreux mots, qui font que le texte n’est jamais dépassé par le temps qui passe. Pour amener cette dimension encore plus fortement, le metteur en scène choisit, comme dans beaucoup de ses créations, d’intégrer une partie chorale au spectacle. Il rappelle ainsi la tragédie grecque, à travers le rapport entre ce chœur et le héros qu’est le Père Ubu. Tout en soulignant le fait que ce dernier tient plus de l’antihéros, et s’en revendique d’ailleurs…
Un temps de recherche
Avant de se lancer véritablement dans cette mise en scène, Gabriel Alvarez a notamment travaillé sur des dimensions vocales et physiques avec le groupe de comédien-nes. Il décrit sa démarche comme « artisanale » et fondée véritablement sur le groupe. Tout, dans les ateliers qui précèdent la création, devient matière à la recherche. Les acteur/trices sont ainsi très autonomes, à partir de thématiques qu’ils et elles s’approprient. Pour accompagner ce travail, le metteur en scène a écrit une série de petits textes, de quelques lignes, autour desquels il avait la possibilité d’ouvrir une réflexion sur le processus de travail. Il s’agit d’explorer le projet Ubu Wars Project, de s’interroger sur le fameux « Merdre ! », ou encore sur des questions de fond comme l’absurdité du pouvoir. On fait aussi des liens avec l’actualité, en questionnant par exemple des décisions de l’extravagant président américain.

Le travail se centre toujours dans une dimension physique et vocale, avec cet intérêt toujours marqué pour le chant et, ici, pour la richesse du langage. Le tout doit conserver sa dimension comique et absurde, alors qu’une approche plus grave, autour de la vie, la mort et la guerre, sera envisagée en janvier pour Judith ou le corps séparé. Cette manière de travailler a été un défi pour tout le monde, qu’il s’agisse de Gabriel Alvarez ou des comédien-nes. Si Clara Brancorsini et Justine Ruchat connaissent déjà le processus en ayant travaillé sur de précédentes créations, c’est tout nouveau pour le reste de l’équipe : Karim Abdelaziz, Lou Golaz, Soufiane Guerraoui, Margot Le Coultre et Madeleine Piguet Raykov. Le temps d’intégration a de plus été assez court, et assimiler le langage a été un véritable défi. Gabriel Alvarez et son équipe ont dû trouver les clés pour entrer dans le texte et se l’approprier. Pour ce faire, il aime que le processus de création parte des comédien-nes. La pièce devient en quelque sorte un spectacle sur mesure, le texte allant à leur rencontre, selon la personnalité de chacun-e. Ainsi, les rôles ne sont pas prédéfinis et attribués d’avance, mais se distribuent en fonction des différentes énergies, faisant de cet Ubu Roi un spectacle sur mesure.
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Ubu Roi, d’Alfred Jarry, du 18 au 30 novembre 2025 au Théâtre du Galpon.
Direction Artistique : Gabriel Alvarez
Avec Karim Abdelaziz, Clara Brancorsini, Lou Golaz, Soufiane Guerraoui, Margot Le Coultre, Madeleine Piguet Raykov, Justine Ruchat
Réalisation scénographie : Gordon Higginson
Musique et chants : Sylvain Fournier
Répétitions Chants : Sophie Agoua
Accessoires : Alex Gerenton
Peinture décor : Délia Meyer
Costumes : Marion Schmid, Sandy Tripet
Création lumière et régie : Francesco Dell’Elba
Administration : Laure Chapel – Pâquis production
https://galpon.ch/spectacle/ubu-roi/
Photos de répétition : ©studio d’action théâtrale
