We are not alone
Le maître grec de l’absurde revient avec son regard acerbe sur notre société dans Bugonia. En s’associant une nouvelle fois à la géniale Emma Stone, Yorgos Lanthimos signe un film à son image : toujours à la lisière du réel et du surréalisme, peuplé d’anti-héros aussi drôles que pathétiques.
Après avoir poussé dans ses retranchements le concept de la famille dans Canine (2009), puis exploré la vacuité de l’amour et du couple dans The Lobster (2015), le cinéaste dirige cette fois sa verve vers l’Amérique et ses contradictions. Adaptant un film sud-coréen sorti en 2003 et réalisé par Jang Joon-hwan, Lanthimos s’attaque dans Bugonia aux dérives des sociétés ultra-capitalistes et à leur impact sur l’écologie, mais aussi à la prolifération des théories du complot et à leurs conséquences dans l’Amérique profonde.

Teddy (Jesse Plemons) et son cousin Don (Aidan Delbis), vivant reclus dans leur maison après un drame familial, sont convaincus qu’on leur a tout volé à cause du contrôle des Andromédiens, une civilisation de la galaxie d’Andromède, venue sur Terre pour apporter leurs connaissances à l’humanité. Leur plan pour inverser la situation est simple : enlever une Andromédienne, qui n’est autre que Michelle Fuller (Emma Stone), PDG extrêmement influente à la tête d’une industrie pharmaceutique produisant également des pesticides, notamment impliqués dans la disparition des abeilles. Une fois captive, elle devra contacter son vaisseau avant la prochaine éclipse lunaire afin de demander à son espèce de quitter la Terre, permettant ainsi aux humains de retrouver leur estime d’eux-mêmes et leur libre arbitre.
Ce plan machiavélique, orchestré par Teddy, qui croit dur comme fer à ses recherches obsessionnelles sur les extraterrestres, repose sur sa capacité supposée à reconnaître les Andromédiens parmi les humains. Représentants caricaturaux de l’Amérique rurale, les deux cousins prêtent d’abord à sourire par leurs théories, leurs idéaux et leur manque d’esprit critique. Mais leur crédulité et l’aveuglement dont ils font preuve pour mener leur cause à terme cessent peu à peu d’être comiques, évoquant un obscurantisme latent nourri par la multiplication des théories complotistes. Malgré leurs paradoxes et une certaine ingéniosité, leur plan n’est pas sans rappeler celui de Luigi Mangione, érigé par certain-es en héros pour avoir assassiné le PDG de l’une des plus puissantes compagnies d’assurance des États-Unis.
Face à eux, la PDG incarnée par Emma Stone évolue dans sa villa luxueuse, entre séances de bien-être et préparatifs dignes des plus grandes influenceuses adeptes de la morning routine. Ce contraste radical met en scène deux mondes qui n’auraient jamais dû se croiser. Emma Stone impressionne en poussant son interprétation dans des retranchements rarement atteints par une actrice hollywoodienne de cette envergure. Elle conserve la prestance froide d’une cheffe d’entreprise aguerrie, même menottée au fond d’une cave, la tête rasée. Ses tentatives de dialogue pour raisonner Teddy s’avèrent vaines : prisonnier de ses certitudes, celui-ci est imperméable à toute remise en question.

Grâce à une mise en scène peu commune, en particulier lors de la scène du kidnapping, filmée depuis l’intérieur de la villa, le ton absurde reste la marque du réalisateur, qui parvient film après film à s’imposer comme un cinéaste à suivre. À travers ce face-à-face improbable entre deux strates opposées de la société contemporaine, Yorgos Lanthimos montre comment elles s’entremêlent et se nourrissent mutuellement. Les entreprises de type GAFA prospèrent sur la crédulité d’une partie de la population, ce qui ne fait qu’accentuer, en retour, la méfiance et la radicalisation. Pour sortir de ce cercle vicieux où la violence se perpétue, faut-il réellement compter sur l’aide des extraterrestres ?
Léa Crissaud
Référence :
Bugonia, réalisé par Yorgos Lanthimos (Etats-Unis), en salles depuis le 26 novembre 2025.
Avec Emma Stone, Jesse Plemons, Aidan Delbis
Photos : ©Focus Feature
