Les réverbères : arts vivants

Au bord du gouffre

Au POCHE/GVE, jusqu’au 17 mars, vous pourrez assister à la pièce Havre, mise en scène par Anne Bisang. Les fragments éclatés de souvenirs et de vie de deux personnes s’entrechoquent indifféremment les uns des autres jusqu’à faire éclore une harmonie.

Dans une ville, combien croisons-nous de personnes dont la vie nous est totalement inconnue ? Ces personnes que l’on rencontre, que l’on heurte, que l’on ignore parfois aussi, mais qui font pourtant partie de notre quotidien. Et avec combien d’entre elles serions-nous capables d’interagir au point qu’elles ne nous soient plus étrangères, qu’elles pansent même peut-être certains de nos maux ?

Havre raconte l’histoire de deux personnes qui s’entrechoquent maladroitement et finissent, à force, par vibrer sur la même fréquence.

Trois trous, une voiture et un livre

Le 14 juin, une femme, Elsie, reçoit un appel : sa mère Gabrielle Sauriol, autrice de renom, est morte, noyée dans l’océan Pacifique. Le corps n’a pas été retrouvé, évidemment.

Le 14 juin, un homme, Matt, atterrit à Heathrow, aéroport de Londres. En attendant ses bagages, il repense au voyage qu’il vient d’entreprendre : partir à la recherche de ses parents biologiques à Sarajevo, dont il n’a aucun souvenir alors qu’il les a connus jusqu’à ses 9 ans.

Elle a perdu sa mère et il cherche ses parents.

Un trou béant déchire leur vie et le monde aurait continué de tourner sans que ces deux personnes ne se remarquent, si une voiture rouge ne s’était pas effondrée avec la chaussée, sous les fenêtres d’Elsie, le 14 juin et que l’ingénieur en charge des travaux n’était pas Matt.

C’est d’ailleurs avec cet épisode, clé de voute de leur rencontre, que commence la pièce : Elsie raconte comment, sous ses fenêtres, le bitume de la rue s’est soudainement effondré, emportant avec lui la voiture qu’il soutenait. Au fil des jours de son « congé de deuil », elle regarde le va-et-vient des ouvriers préoccupés par les réparations de ce trou, depuis sa fenêtre.

Les travaux vont être longs et envahissants, Matt est chargé de faire la tournée des appartements pour s’assurer que tous les habitants du quartier se sont munis d’eau potable, le temps que l’eau soit rétablie.

Il aurait pu frapper à la porte d’Elsie Sauriol comme à toutes les autres : frapper, expliquer, donner de l’eau, repartir. Mais c’était sans compter sur Havre, livre qu’il a trouvé dans la voiture extraite des décombres et qu’il vient de lire.

Le livre qui a fait naitre Gabrielle Sauriol l’autrice et qui a un peu tué Gabrielle, la femme, la mère d’Elsie. Alors quand il frappe à sa porte, cette coïncidence est trop déconcertante pour la laisser passer.

Des fragments de vie qui s’entremêlent

Cette trame de la pièce, le spectateur met un moment à pouvoir la reconstituer : c’est par fragments épars que lui parviennent les souvenirs et la vie de Matt et Elsie.

D’abord la voiture effondrée, puis l’aéroport, puis l’annonce de la mort de Gabrielle, puis les souvenirs de l’un, puis de l’autre et encore de l’un… Jusqu’à leur rencontre. Pendant tout ce temps, le spectateur n’a accès qu’à des morceaux d’histoire éclatés, éparpillés, voire même enchevêtrés les uns avec les autres et doit en reconstituer la logique.

Tout se passe comme si les deux narrateurs se croisaient mais ne parvenaient pas à se rencontrer et à entrer en communication l’un avec l’autre. Leurs paroles s’alternent avidement, elles se superposent parfois au point qu’on a du mal encore à entendre le discours de l’un ou de l’autre. Ils ne se répondent pas, ils ne font que déverser leurs souvenirs lacunaires.

Et cette inaptitude à s’entendre, à s’écouter se traduit aussi scéniquement : la présence d’Elsie entrave physiquement l’exposition des souvenirs de Matt. Il est obligé de lui faire un signe pour qu’elle se décale et laisse visible la photo de biche qu’il projette sur les écrans blancs du décor. Il en va de même quand c’est au tour d’Elsie de diffuser certaines images de sa mémoire sur les murs…

Ils se gênent, comme si l’autre était toujours dans le chemin, représentant un obstacle à leur avancée solitaire.

Pourtant, une fois face à face, la déconcertante coïncidence de cette rencontre et la maladresse de Matt les connectent quelques instants, pendant lesquels une conversation s’établit.

Et depuis ce moment-là, l’alternance effrénée de leur flot de paroles tend à s’atténuer et à laisser place à une succession d’épisodes en lien les uns avec les autres. Et petit à petit c’est leur histoire, celle de leurs différentes rencontres qui se construit peu à peu. Leurs discours ne se chevauchent plus, ils tendent à s’alterner avec harmonie.

Finalement, alors qu’ils avaient commencé aux antipodes de la scène, éloignés l’un de l’autre, Elsie et Matt finissent au centre, main dans la main.

Leurs phrases se complètent, jusqu’à ce qu’ils finissent par parler d’une même voix, face au trou béant dans la chaussée… Enfin, ils se sont rencontrés. La cacophonie de leur pensée, la trame décousue de leur vie laisse place à l’harmonie d’une histoire commune, où les absences de chacun ont potentiellement trouvé un écho dans ceux de l’autre, dans ces cicatrices.

Joséphine le Maire

Infos :

Havre de Mishka Lavigne, du 28.01.2019 au 16.03.2019 au POCHE/GVE.

Mise en scène : Anne Bisang

Avec Rébecca Balestra et Baptiste Coustenoble

https://poche—gve.ch/spectacle/havre/

Photos : © Samuel Rubio

 

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