Beethoven déstructuré et refiguré
Beethoven 7, de la chorégraphe allemande historique Sasha Waltz, oppose chaos et harmonie, modernité et héritage, dans un dialogue chorégraphique et musical très contrasté.
La Symphonie n° 7 en La majeur, Op. 92 de Beethoven (1812) traduit un esprit de ferveur révolutionnaire et d’utopie, sans se vouloir un manifeste politique. L’œuvre vient d’une époque balafrée par les guerres napoléoniennes. Mais aussi une réalisation atemporelle traversée d’idéaux révolutionnaires et utopiques comme le traduit l’immense étendard transparent agité par l’une des protagonistes de Beethoven 7 imaginé par Sasha Waltz pour quatorze interprètes. Dont la jeune italienne, Rosa Dicuonzo, animant avec une intensité finement ciselée l’expressivité de ses mains comme autant de fleurs écloses et vibrantes.
Pour mémoire, l’œuvre est l’occasion pour Richard Wagner d’y saluer l’éloge du mouvement chorégraphique : « Cette symphonie est l’apothéose de la danse elle-même : elle est la danse dans son essence supérieure, l’action bienheureuse du mouvement des corps incorporés en même temps à la musique. Mélodie et harmonie s’enchaînent sur les pas moelleux du rythme comme à de véritables êtres humains… ».
Dystopie oppressive
La soirée s’ouvre dans une obscurité dense, où les fumerolles créent une atmosphère dystopique. Des silhouettes émergent lentement de l’espace maintenant bleuté, leurs gestes fragmentés et rigides. Les costumes translucides de Bernd Skodzig et Federico Polucci enferment les corps dans une carapace futuriste. Lignes fluides et transparentes pour les vêtements de gaze. Entre la Berlin Fashion Week et l’évocation d’étranges insectes pour les masques-casques oblongs et torsadés pendulant entre arts premiers et rétrofuturisme.
Écrite au fil des répétitions, la musique du compositeur électro chilien Diego Noguera, stratosphérique, grondante et syncopée, évoque un monde sous tension si plein d’étrangeté et de mystère. Les danseurs et danseuses avancent presque imperceptiblement, en trio, se crispent s’effondrent et se redressent, dans un chaos maîtrisé où l’individu semble constamment contraint par le groupe. La dramaturgie tragique, celui qui est aussi acteur (Bonsái) et metteur en scène, la maîtrise. Il saupoudre de cris sourds et lointains, sa colonne sonore mêlant symphonique refiguré/déstructuré et électronica en son versant fortissimo techno hardcore.
Cette première partie intitulée Freiheit/Extasis (Liberté/Extase) instaure un climat d’oppression. Comme traversés de flux électriques, les mouvements, inspirés notamment de la danse butō, traduisent une forme de résistance contenue. Le collectif domine, l’espace est restreint. Lorsque la musique atteint son paroxysme, une explosion de gestes rompt cette uniformité : chacun·e cherche une issue, une singularité. Les gestes sont souvent repris en boucles brèves et désespérées à l’image de gifs avant que la tribu ne se retire en marche arrière adoptant une posture de crucifixion avant de disparaitre dans les brumes. Cette montée en intensité prépare le public à la rupture que marque l’entracte.
Vitalité
Après l’austérité de Freiheit/Extasis, la deuxième partie de la pièce s’ouvre sur une tout autre dynamique. Les danseur·se·s, vêtu·e·s de tuniques légères, investissent l’espace avec une énergie nouvelle. La musique de Beethoven, portée par son motif rythmique envoûtant, devient une force propulsive. Waltz construit ici une chorégraphie plus fluide, où les corps semblent enfin libérés des carcans précédents.
Le Poco sostenuto – Vivace se révèle tourbillon joyeux. Les sauts et les courses rappellent certains élans d’Isadora Duncan, tandis que les portés créent des images aériennes et parfois somatiques. L’Allegretto, une marche funèbre, prend une tonalité solennelle : un immense drapeau transparent flotte au-dessus des interprètes, symbolisant un espoir fragile. La tension dramatique atteint son apogée dans le Presto, où les formations se déstructurent, avant d’exploser dans un Allegro con brio incandescent. La danse se développe en échos, contrepoints et symétries.
Rythme et choralité
Se déployant sur la composition de Beethoven, la chorégraphie de Sasha Waltz refigure le caractère jubilatoire et presque extatique de l’œuvre musicale en déployant des éléments essentiellement rythmiques. Cette vitalité rythmique qui précède la mélodie insuffle un sentiment d’élévation collective, qui peut être relié à l’idéal d’une société harmonieuse.
Frôlant le kitsch muséographique, la danse est alors fortement influencée par le travail de la chorégraphe américain Isadora Duncan, pionnière de la danse moderne ayant largué les amarres avec les conventions rigides du ballet classique. Une approche marquée par la nature, la musique classique et l’Antiquité grecque.
Le chœur de mouvement comme procédé artistique retrouve alors de loin en loin les origines allemandes de la choreutique avec les démarches des grands créateurs de l’entre-deux-guerres en Allemagne. Voyez ces possibles clins d’œil à Rythmes crépusculaires cosigné Albrecht Knust et Rudolf von Laban, (1925) et à la pièce, Les Amazones de Lola Rogge (1935), qui témoignent de l’effervescence créative de la danse moderne allemande.
Prenez cette capacité d’écoute et de réajustement, de se laisser contaminer par le geste d’autrui, pour s’adapter à la forme de l’autre. Les corps se ramassent, s’étirent, sautent et se laissent envahir par le flux spiralé et sculptural qui voyage entre les groupes dansants et cœur des tutti.
Lancers
De même et de manière appuyée, Sasha Waltz fait son miel des formes d’art grecques anciennes, des danses folkloriques, des danses sociales avec la forme du cercle qui dispose les interprètes dans l’espace, de la nature et des forces naturelles. Mais aussi ainsi de l’athlétisme incluant des mouvements tels que le saut, la course et le lancer. Le lancer, les danseurs et danseuses s’en emparent avec une insistance marquée. Lancers de poids imaginaires par ses bras tendus moulinant l’espace avec rage si ce n’est énergie. Échos aussi d’une lutte incessante.
L’organisation de la symphonie par des motifs rythmiques répétés rappelle une marche collective, une force inébranlable, évoquant une société en mouvement vers un devenir meilleur. La marche communautaire existe chez la chorégraphe, mais elle correspond à un épisode funèbre de la partition signée Beethoven. Ici un corps féminin chute, restant étendu en diagonale au sol, là la compagnie dansante regroupée en mode compact est agitée de soubresauts et spasmes somatiques, omniprésents dans Freiheit/Extasis.
La chorégraphe restant une héritière de l’inquiétude et du tourment chères à la danse d’expression allemande post second conflit mondial, Pina Bausch en tête, l’atmosphère dionysiaque de Ludwig van Beethoven s’accompagne d’incises et tableaux plus sombres et anxiogènes.
Frank Lebrun
Infos pratiques :
Beethoven 7, inspiré de La Symphonie n° 7 en La majeur, Op. 92 de Beethoven, par la Compagnie Sasha Waltz & Guests, au Bâtiment des Forces Motrices (GTG), du 14 au 16 mars 2025.
Musique : Beethoven & Diego Noguera.
Chorégraphie : Sasha Waltz
https://www.gtg.ch/saison-24-25/beethoven-7/
Photos : ©Sébastian Bolesch