Bullshit jobs et huis-clos au Théâtricul
Une convocation. Quatre personnages, bloc-notes et stylos prêts. Bienvenue dans La Réunion, une pièce entre rire, poésie et angoisse. Pour les phobiques du monde du travail ou les partisan-es du retour à la nature, à voir jusqu’au 17 octobre au Théâtricul !
Iels sont quatre – pantalons de costume, jupes, vestes cintrées, coiffures impeccables, sourires professionnels. Iels attendent, assis-es à une longue table, presque biblique. Au centre, une place vide. Celle du Messie… ou du supérieur hiérarchique ? Iels n’ont pas de nom (ou ne s’en souviennent pas), mais savent ce qui les amène là : une réunion. Nous (le public), nous sommes les « visiteurs en bocal » : nous avons aussi le droit d’être là, mais sans écrire ni participer. Déjà, on sent le huis-clos qui s’installe. De fil en aiguille, iels commencent à échanger. Après les sourires crispés, les regards tendus, la petite gorgée d’eau pour se détendre, les questions fusent : quand commence la réunion ? quel est son objet ? quel métier exercent les autres ? quand arrive le supérieur ? Nous, dans notre bocal, on a l’impression d’être dans une de ces rencontres par visioconférence où on ne sait pas trop quoi faire. L’immersion est totale.
Huis-clos et mécaniques de groupe
Le principal problème, c’est que, plus le temps avance, moins la réunion a l’air de commencer. Or, dans ce décor très blanc, très clinique, très… « réunionite », il n’y a pas grand-chose à faire. De temps à autre, une voix off aussi métallique qu’angoissante donne une instruction, comme la règle d’un jeu dont le sens nous échappe. Face à une situation d’attente qui devient gênante, les stratégies sont multiples : se camoufler derrière son professionnalisme (la prudence), essayer de d’établir des liens plus personnels avec les autres (l’empathie), asseoir sa supériorité en montrant que ses capacités sont meilleures (l’agressivité), faire appel à la logique (la raison)… mais rien ne semble marcher. La tension monte, tant chez les personnages que dans le public. Est-ce qu’on ne devrait pas juste sortir de cette salle ? Mais la voix désincarnée l’interdit.
Des mécanismes de groupe émergent. Le collaborateur sûr de lui (Rayan Haddad), celui pour qui l’entreprise représente tout, prend alors la position de leader. Sans hésiter, il enjoint les autres à respecter les consignes diffusées par la voix ou l’écran qui tapisse l’un des murs. Baptiste Gens, en employé consciencieux, lui emboîte le pas – sur un mode plus intellectualiste. Juliette Pirotte, quant à elle, oscille entre respect des règles… et tentatives d’échappée, mais discrètes, surtout dans le regard. La plus critique est celle que les autres surnomment « Inventaire », « Remise » ou « Cagibi » (Valentine Allen), parce qu’elle effectue « des benchmarks comparatifs pour savoir quelles tables présentent le meilleur rapport qualité prix ou des analyses stratégiques autour des achats-clés de ramettes de papiers[1] » – « En gros », lui assène l’un de ses collègues, « tu rachètes des gommes quand il n’y en a plus. » Sans se laisser démonter, Valentine Allen va, au fil du temps, pousser les autres à se questionner, à se bouger… à se souvenir. Il y avait quoi, avant qu’on entre dans cette salle de réunion ?

Bullshit jobs
C’est là le nœud du problème : personne ne se rappelle ce qui s’est passé avant d’arriver à la réunion. Au départ, les positions professionnelles de chacun-e apparaissaient comme rassurantes, parce que familières, connues et maîtrisées. On travaille en « optimisation Processus », « à la data » ou en « comptabilité analytique » – avec tout le jargon associé : « harmonisation des stratégies de provisionnement pour flexibiliser les flux de trésorerie opérationnelle afin de dégager des liquidités extraordinaires qui peuvent pérenniser des micro-marchés financiers fluctuants. » Mais quand le sens commence à se perdre, car les événements ne suivent pas le cours des attentes logiques (la réunion ne commence TOUJOURS PAS !), ces fragiles béquilles volent en éclats.
Pour Valentine Allen, qui signe la mise en scène, c’est l’un des nœuds de la pièce : la réflexion sur ce que la sociologie du travail nomme les bullshit jobs. Comme elle l’explique, La Réunion est l’aboutissement d’un travail d’équipe – dans l’écriture, la recherche au plateau, la réflexion intellectuelle autour de ce sujet. « J’ai d’abord réalisé des entretiens avec de nombreux professionnels des ressources humaines dans des grosses boîtes, de la communication, du lobbying, mais aussi avec des personnes en marge du marché de l’emploi (au chômage depuis longtemps) », m’explique Valentine. Elle s’est également appuyée sur sa propre expérience professionnelle, où les réunions (souvent inutiles) sont légion. Plusieurs documentaires et essais critiques ont enrichi ces pistes – dont Bullshit jobs de David Graeber ou Les Dépossédés de l’open space de Fanny Lederlin. L’équipe a ensuite partagé des « cartes blanches » (improvisations, coups de cœur ou de gueule, poèmes, chansons, écritures, etc.) autour d’un concept de départ : transposer En attendant Godot dans une entreprise. Le texte collectif est né de ces échanges, la mise en scène se construisant dans un va-et-vient entre improvisations et texte.
Dystopie professionnelle
Sur la table, il y a aussi un bonsaï – élément important à souligner car, au début de la pièce, il comporte l’une des seules touches de couleur dans un décor en noir et blanc : une feuille verte. Vite arrachée, elle devient le symbole de l’enfermement en huis-clos, des souvenirs que la vie en entreprise (et les mystérieuses pilules distribuées par la Direction) ont ratiboisé. Cette feuille représente l’espoir de retrouver ce qui est vraiment important : le prénom des personnes qu’on aime, l’odeur de la pluie, le froissement d’une page de livre, le sommeil et les rêves… le monde extérieur.
- Je me souviens ! C’était le jour où mon mari a laissé un livre traîner par terre.
- Ton mari ?
- Tu as un mari ?
- À côté du lit. Il était éclairé par une lumière du matin. J’ai voulu le ramasser et il s’est ouvert sur une page.
- Tu n’as pas de mari.
- Si, mais elle a effacé son visage, c’est tout.
Seul autre être vivant, le bonsaï constitue un moteur important de l’évolution des personnages. Sans dévoiler la fin de la pièce, disons que la réunion finira par s’achever – mais pas forcément comme on l’imaginait. Dans une esthétique proche de certains films de Myazaki (Princesse Mononoke), les personnages trouveront une parade pour s’émanciper de l’artificialité d’une entreprise qui tient davantage du camp de concentration, de l’asile ou du bunker postapocalyptique que du monde professionnel…
Magali Bossi
Infos pratiques :
La Réunion, de texte collectif de la Cie CalamArt, du 10 au 17 octobre 2025 au Théâtricul.
Mise en scène : Valentine Allen
Avec Baptiste Gens, Rayan Haddad, Juliette Priotte et Valentine Aellen
Photos : ©David Roah
[1] Extrait de la pièce. Merci à Valentine Allen qui m’en a transmis le texte !
