Les réverbères : arts vivants

Callas. Entre leçon et légende déchue

Assister à Master Class. Maria Callas. La Leçon de chant, c’est d’abord éprouver un frisson paradoxal. Maria Mettral incarne la diva avec une autorité naturelle ensorcelée par le magnétisme de son modèle historique. Une présence scénique qui happe, un humour cinglant qui désarçonne. Une souffrance muette chez celle qui ne chante désormais plus. 

Sous la direction du metteur en scène Michel Favre, la diva est à la fois l’enseignante tyrannique, la femme brisée, la star déchue qui revisite son passé. Le dispositif est efficace : une salle de classe, un piano. À celui-ci, Emmanuel, campé par un Nicolas Le Roy effacé comme valet accompagnateur d’une icône partant parfois en vrille. 

Ensuite trois élèves-chanteurs et chanteuses. Des « victimes » qui vont autant au supplice qu’au culte de la musique à vivre et ressentir tant d’un point de vue du sens d’une situation que du chant. Voici Lorianne Cherpillod expressive et vocalement engagée, Sarah Pagin ployant sous les remarques assassines de l’ex-soprane. Et in fine, Ari campé par Erwan Fosset, au jeu emprunté comme il convient à ce masculin de comédie. Ces emplois ne les cantonnent pas obligatoirement à être des faire-valoir tremblants. Être trop tranchante fera renouer La Callas avec sa solitude atavique. 

Passion destructrice 

Côté vie privée, de 1958 à 1963, la relation entre Maria Callas et Aristote Onassis fut une passion destructrice. La diva, envoûtée, abandonna son mari et sa carrière pour l’homme d’affaires grec, trouvant en lui une énergie vitale et une libération sensuelle. En retour, Onassis en fit sa marionnette, l’humiliant, sacrifiant son narcissisme à ses caprices, et n’hésitant pas à la bannir.  

Une scène de la pièce résume sa détresse : face à la perte de sa voix et de sa carrière, elle se désespère, abandonnée de tous, y compris de celui qui l’avait ensorcelée. « Chanter où ? Dans la rue ? Je perds ma voix ! Tu ne lis pas les journaux ? Je m’en sors, je donne le change. Je l’ai toujours fait. Le problème, c’est ça, plus que ma voix. Ils m’ont virée de La Scala », se désespère face à Ari, la diva en perte de voix de Master Class 

Souffrance muette 

« Souffrir en silence ». Dès l’entame de la pièce cette remarque de sa professeure de chant fait mouche. En effet, Maria Callas a souvent fait preuve d’une capacité remarquable à endurer l’exigence et la souffrance sans les exprimer publiquement Sa collaboration avec Luchino Visconti en est une illustration exemplaire. À la Scala de Milan, notamment dans La Traviata (1955) ou La Sonnambula (1955), Callas accepte une discipline scénique et psychologique extrême.  

Le contraste est net avec l’expérience de Médée (1969) sous la direction de Pier Paolo Pasolini. Privée du chant et confrontée à un rôle fondé sur le corps et le silence, la cantatrice déclinante traverse un tournage physiquement et émotionnellement difficile. Pasolini lui-même souligne son mutisme, sa discipline et l’absence de toute révolte malgré l’intensité de la douleur incarnée à l’écran. Maria Callas endure sans se plaindre, intériorisant l’épreuve et laissant son art – lyrique ou cinématographique – en porter seul la trace. 

Paysage musical 

L’ex-dramaturge de Pina Bausch, chorégraphe et danseur Raimund Hoghe l’avait pressenti dans son poignant 36, Avenue Georges Mandel (2007), la dernière adresse parisienne de Callas qui s’y emmura vivante, la musique passée en intégralité des airs chantés est le seul décor de toute évocation de la diva – Bellini, Donizetti, Verdi, Spontini, Giordano, Gluck, Massenet, Catalani, Saint-Saëns, Bizet, interprétés par Maria Callas. 

Comme véritable décor de Master Class, tout un paysage musical donc. Les airs de Bellini, Verdi, Puccini ponctuent la leçon, rappelant que derrière la pédagogue, il y a eu une voix qui a révolutionné l’opéra. Sans oublier les apparitions du metteur en scène en technicien au look vaguement grunge métal. Plus que les caméos d’Hitchcock dans ses films, elles se révèlent nonchalantes et râleuses, dubitatives et boudeuses devant les exigences de la cantatrice.  

Pourtant, quelque chose résiste. La pièce de Terrence McNally, créée en 1995, n’est pas un documentaire. C’est une fiction qui utilise le cadre des master classes de la Julliard School (1971-1972) comme prétexte à une introspection dramatisée. Ici, Callas se confesse, revit ses triomphes, ses amours tourmentées avec Onassis, sa chute. L’émotion est là, palpable, portée par le jeu intense de Maria Mettral, chemise blanche et pantalon noir aux lignes fluides, la quintessence du look. Mais cette Callas-là est avant tout un personnage de théâtre : plus dure, autocrate, centrée sur son propre mythe que ne le suggèrent les témoignages historiques. 

Rigueur, texte, sens  

Car il y a eu de véritables master classes. Documentées par John Ardoin dans The Callas Legacy (1977) et par les enregistrements partiels qui circulent, elles révèlent une approche moins spectaculaire, mais tout aussi exigeante. Callas n’y enseignait pas la technique vocale à proprement parler – elle le répétait : « Je n’enseigne pas la voix, j’enseigne le style. »  

Son obsession ? Le texte. La diction. La compréhension dramatique de chaque phrase. Pour elle, chanter n’était pas émettre de beaux sons, mais incarner un personnage, servir le compositeur. Elle travaillait sur le « pourquoi » : pourquoi cette note, ce silence, ce souffle ? Les œuvres abordées étaient principalement du bel canto (Bellini, Donizetti) et du Verdi. Sa méthode, décrite comme sévère mais engagée, visait à transmettre une éthique : l’interprète doit tout donner, car l’art n’admet pas la demi-mesure. 

Dans la pièce, cette dimension pédagogique est abordée – Maria Mettral insiste sur la respiration, la prononciation, le « ressenti » – mais elle sert surtout de tremplin à des digressions biographiques. La vraie Callas des master classes restait centrée sur l’élève, sur l’œuvre. La Callas de McNally se regarde dans le miroir déjà brisé de sa propre gloire passée. 

Ombre et lumière  

Cette tension entre réalité et mythologie trouve un écho troublant dans Maria, le biopic de Pablo Larraín (2025). Le film se concentre sur les dernières années de la cantatrice, recluse dans son appartement parisien, hantée par ses fantômes. Angelina Jolie y incarne une Callas fragile, dévorée par la solitude et les souvenirs. Le cinéaste chilien saisit la légende en crépuscule, entre hallucinations et archives sonores. 

La démarche est aux antipodes de celle de McNally. Là où la pièce théâtralise la transmission, le film explore l’implosion. Mais les deux œuvres partagent un même présupposé : Callas est une tragédienne, sur scène comme dans la vie. Et toutes deux choisissent de la montrer après la voix, lorsque ne reste que l’écho du génie.  

Maria insiste sur le corps meurtri, les mains tremblantes, la démence naissante – une vision presque gothique qui frôle parfois le maniérisme. Master Class, elle, joue sur l’ironie : la diva qui ne chante plus enseigne à chanter. Le paradoxe est poignant et il révèle une part essentielle de l’héritage callassien : sa rigueur de travail, son humilité devant la musique. 

Intransigeance 

Au final, que nous dit Master Class… ? Que la légende est plus forte que l’histoire. Que le public vient chercher l’icône, non la pédagogue. Maria Mettral en passionnée brulée par la musique y fait preuve d’une sobriété tranchante dans sa mise en jeu. Et le spectacle fonctionne – il émeut, il impressionne, il divertit. Mais il souligne aussi en creux l’essentiel : l’idée que le chant est un art de l’intelligence autant que de l’émotion. 

Les vraies master classes de Callas, elles, résistent à la dramatisation. Elles sont des leçons de ténacité, de précision, de respect du texte. On peut les écouter, en fragments, sur YouTube. Leur sévérité même est une forme de respect : Callas ne transigeait pas avec l’art, car elle savait ce qu’il lui avait coûté. « Je me couchais souvent le ventre vide », confie-t-elle à ses élèves en évoquant ses années de formation sous l’occupation nazie. Cette soif, cette rage, cette discipline absolue – voilà ce qui a forgé la Callas réelle.  

Bertrand Tappolet 

Infos pratiques : 

Master Class. Maria Callas. La Leçon de chant, de Terrence McNally, du 9 au 21 décembre 2025 aux Pulloff de Lausanne. Création en 2023 au Théâtre des Amis (Carouge).  

Mise en scène : Michel Favre  

Avec Maria Mettral, Lorianne Cherpillod, Sarah Pagin, Erwan Fosset, Nicolas Le Roy (piano). 

https://www.pulloff.ch/master-class/  

Photos : ©Anouk Schneider 

 

Bertrand Tappolet

On l’aura aperçu, entendu, peut-être lu, sans jamais vraiment le connaître. Journaliste et critique depuis bien des lunes, il s’enracine dans plus de 7000 articles, portraits et entretiens. Mais il préfère souvent la souplesse d’une jeune pousse, l’élan d’un bourgeon, et la liberté d’essaimer qu’offre la pépinière des curiosités. Photographie, arts vivants — danse, théâtre, performance, musique, opéra —, cinéma et séries : il chemine d’une clairière à l’autre, franchit les lisières, croise les espèces artistiques comme autant de feuillages à observer, comprendre et respirer. On lui a demandé de se présenter à la troisième personne. Ainsi s’exprime-t-il, à la manière d’un arbre qui se souvient du vent. Ou d’Alain Delon.

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