Comédie sororale à l’épreuve du temps
Dans « La Meilleure Place », Manon Pulver explore les replis d’une sororité fragmentée, réunie en 2045 autour d’une table dressée dans une maison d’enfance devenue capsule mémorielle. Une pièce lucide, autoréflexive et ludique, à voir au Crève-Cœur jusqu’au 6 avril.
Cette comédie de mœurs teintée de science-fiction suit Ilde, Matcha et Gia, contraintes de revisiter leur histoire familiale dans un monde technologiquement déphasé, où les souvenirs s’injectent et le temps se trafique.
À table
Depuis sa première pièce, Au bout du rouleau, explorant les limites de la résilience humaine face à l’épuisement professionnel et émotionnel, la dramaturge Manon Pulver ne cesse de développer ce sentiment confus chez ses personnages de ne pas correspondre à leur environnement.
On peut apprécier dans son univers théâtral cette sensation d’étrangeté. Comme lorsque le regard s’approche vertigineusement d’un tableau ne discernant plus qu’un ensemble de points. Le motif d’ensemble s’efface et la réalité incertaine que l’on perçoit devient bizarre, curieuse, joueuse.
La table se mue en bateau avec le souvenir de son capitaine paternel en barreur. Dressée pour l’attente de convives, elle devient l’autel symbolique où se rejouent, entre souvenirs trafiqués et non-dits trop bien conservés, les hiérarchies familiales, les échecs personnels, les rancunes larvées. Ce théâtre du retour, à la fois familial, existentiel et spéculatif, s’appuie sur une écriture vive, polyphonique, souvent percutante, où les silences comptent autant que les mots.
De fait, l’autrice n’oublie pas l’exigence du prime time à vertu réflexive au détour de répliques qui font mouche. Cela donne dans la bouche d’ Ilde : « Je me demande qui a décidé que les humains devraient aller par paires, comme les chaussettes. » Apologie du polyamour ou bréviaire de solitude choisie chez les trois sœurs ? On ne sait trop.
Non-linéarité
L’écriture est marquée par des dialogues serrés et une structure narrative non linéaire. Ce dispositif dramaturgique reflète la fragmentation de l’esprit de ses protagonistes. Les thèmes de l’isolement et de la quête de sens sont comme toujours centraux dans l’œuvre pulvérienne.
Avec une langue à la fois nerveuse et réflexive, la dramaturge genevoise met en scène une fable éclatée, où le passé n’est jamais stable, et où la mémoire, toujours partagée, est aussi une arme. La table familiale, tout comme la scène théâtrale, devient le lieu d’un affrontement intime et universel, où chacune tente de redéfinir la place qu’on lui a donnée – ou volée.
Si la pièce séduit par la finesse de ses dialogues et l’élégance de sa mise en abyme – Nathalie Cuenet orchestre avec subtilité lumières vacillantes, apartés troublants et jeux de présence –, elle peut par endroits témoigner d’un goût prononcé pour la conceptualisation.
L’ambition philosophique, voire sociologique, donne lieu à des dialogues explicatifs, au risque de désincarner les conflits. Loin du pathos ou du réalisme familial, l’auteure préfère le vertige spéculatif, entre temporalité brisée, identité instable et récit d’identités en poupées russes.
Trio de haute volée
Heureusement, l’alerte et résistante Léonie Keller (Gia), Barbara Baker au burlesque et pathétique assumés (Ilde) et Caroline Gasser en « frustrée » façon Claire Bretécher, mais pas trop (Matcha) insufflent chaleur et spontanéité. Tour à tour tendres, acerbes ou vibrantes, elles incarnent des femmes tiraillées entre rancune diffuse et désir d’émancipation.
Contrairement au théâtre de Yasmina Reza ou Florian Zeller, La Meilleure Place ne cherche pas la catharsis. Elle préfère bousculer les perceptions, interrogeant : Que reste-t-il de nous quand nos repères familiaux et temporels se dérobent ? D’où une comédie existentielle en miroir brisé, où l’on se cherche plus qu’on ne se retrouve.
Demeure fantôme
D’emblée, Manon Pulver instaure une tension feutrée : les figures absentes (le père mythomane et alcoolique, le notaire gender fluid[1] Fleutiaux) structurent l’action autant que les dialogues. En 2045, les implants neuronaux remplacent les téléphones portables, et les souvenirs se manipulent comme des psychotropes – dispositif fascinant et déstabilisant.
Dans cette maison trop vaste, c’est le passé, réel ou réécrit, chanté en choralité épisodiquement, qui occupe presque tout l’espace. La pièce oscille entre chronique familiale et métaphysique, entre répliques affutées comme des lames et abîmes existentiels, interrogeant mémoire, transmission et assignations.
Niveaux multiples
La Meilleure Place mêle comédie relationnelle et allégorie du temps éclaté, fable féminine et méditation sur l’identité. L’humour acide allège une structure très construite, parfois trop. Si le dispositif (dialogues, monologues, apartés) fonctionne, la pièce tente d’épuiser la question de la « place ». Que l’on songe à la place historique du public au théâtre. Et celle aussi au sein de l’arbre généalogique familial avec ces propos de Matcha : « Sérieusement, la place de cadet, à part en Bourgogne au temps de d’Artagnan, eh bien c’est assez peu sexy. Le destin du prince Harry / franchement ça fait envie à quelqu’un ? »
Les références (Louise Bourgeois, Marcel Proust) s’accumulent, sans toujours équilibrer les strates – intime, politique, philosophique. L’exploration des paradoxes temporels (fuseaux horaires vs. faisceaux temporels, souvenirs réinventés) frôle l’abstraction, tenant à distance l’émotion. Un vertige stimulant, mais épisodiquement déconcertant.
Le trio d’actrices donne chair à ces figures théoriques : Keller en benjamine fragile et perspicace, Gasser en coiffeuse désabusée, Barbara Baker en aînée tragédienne. Leur sororité, poreuse et rugueuse, évite les clichés.
La scénographie sobre (table centrale, sièges disparates) crée un espace mental. Lumières instables, sons et regards brisent le quatrième mur, faisant du spectateur témoin, juge et complice. Malgré quelques longueurs, le rythme maintient une tension narrative, alternant burlesque, absurde et tragique.
Mélange des genres
La Meilleure Place se veut à la fois comédie relationnelle et allégorie du temps éclaté, fable féminine et méditation sur l’instabilité des identités. À travers les figures d’Ilde, Matcha et Gia, Manon Pulver déploie une narration fragmentée, faussement digressive, dans laquelle les personnages se définissent autant par leurs absences que par leurs traits — à la manière de poupées russes qu’on ne parvient plus à emboîter.
L’humour, souvent acide, permet d’alléger une structure très construite, parfois trop. Mais le dispositif fonctionne dramaturgiquement — alternance de dialogues, monologues, apartés au public, ruptures de ton.
Place à inventer
La Meilleure Place n’est pas un lieu stable, mais une question sans réponse : Qui fut la préférée ? Que reste-t-il d’une mémoire instable ? Peut-on trouver sa place dans un temps explosé ?
L’auteure ne propose pas de résolution, mais invite à penser la « place » comme une construction mouvante. La réussite du spectacle tient à cette coexistence de distance critique et de plaisir du jeu. Vertigineuse, parfois trop cérébrale, la pièce rappelle que la vérité, comme la place, se conquiert en mouvement.
Frank Lebrun
Infos pratiques :
La Meilleure Place, de Manon Pulver, du 11 mars au 6 avril 2025 au Théâtre Le Crève-Cœur.
Mise en scène : Nathalie Cuenet.
Avec Barbara Baker, Caroline Gasser et Léonie Keller
https://lecrevecoeur.ch/spectacle/la-meilleure-place/
Photos : ©Loris von Siebenthal.
[1] Ou « fluidité de genre ». Soit une personne dont l’identité de genre ou son expression de genre varie au cours du temps.