Comme une étoile au fond d’un trou
Poésie totale aux Amis avec le spectacle musical Le Chemin de cette femme-monde qu’est Yvette Théraulaz, accompagnée à merveille par son complice pianiste, l’alaskien Lee Maddeford. Fragile et forte, sensible et roc, déboussolée et engagée, Yvette Théraulaz déroule la bande-son de sa vie dans un dispositif aussi simple que puissant, à la résonance universelle. Un cadeau de Noël… et de tous les jours.
Dans le noir, c’est d’abord une voix cristalline qui n’a pas pris une ride. Une voix qui nous accueille comme un refuge chaleureux face au froid du monde. Une voix qu’on reconnaît d’emblée comme celle d’une amie qu’on aimerait avoir.
De sa démarche un peu hésitante, à cheval sur les notes magiques du piano, la dame en noir prend alors la scène pour retracer le chemin d’une vie faite de poésie, d’engagements et d’amour. Nul temps à perdre pour la mélancolie ou le mélo. Elle dira le plus simplement du monde la trajectoire d’une femme entre deux siècles. Et ça touche au cœur tant chacun-e peut s’y reconnaître.
On ouvre ainsi l’album-son des souvenirs d’une femme qui cherche sans relâche la voie du cœur. Ça débute par l’image du père, l’archétype d’un homme bon qui n’aura pas été épargné par l’injustice des patrons. Enfant, Yvette y puisera ses premières raisons de révolte. Ça se poursuit avec l’hommage à cette mère, femme au foyer qui rêvait d’être institutrice et qui recopiait des citations dans son petit cahier : Mieux vaut être soi-même, les autres sont déjà pris… L’écho de la phrase d’Oscar Wilde résonnera longtemps comme un mantra pour sa fille.

Et là arrive la première chanson : On ne voit pas le temps passer de Jean Ferrat, qui questionne la condition féminine dans les années soixante. Yvette est jeune fille. Elle apprend alors à se plier à la norme de genre inégalitaire de ce temps : se faire humble, se taire, se dévouer, ne pas être au monde, bien parler (une femme qui jure c’est comme une rose qui sent l’oignon). Sur scène, elle convoque pour cela une marâtre symbolique qui réduit au silence les demoiselles de l’époque en leur enseignant l’abnégation dans le plus pur esprit du patriarcat disqualifiant. C’est un grand moment de théâtre, d’une violence exemplaire, qu’il faudrait montrer à tous les enfants d’aujourd’hui pour qu’elles et ils comprennent bien d’où on vient… et là où on ne veut pas retourner. N’en déplaise aux vieux masculinistes actuels qui s’accrochent à leur pouvoir comme le naufragé à la planche du Titanic. Mais comme le disait Einstein… et la mère d’Yvette : Il est plus difficile de désagréger un préjugé qu’un atome…
Alors elle ne se taira pas. Elle aura, comme le dit son père, la batoille. Jeune femme, elle commencera à militer pour le droit des femmes, pour celui à l’avortement, pour le congé maternité. Elle le fera sous le regard résigné et bienveillant de sa mère. Et ses engagements féministes contre toutes les formes de violence la porteront sa vie entière, une vie de valeurs dont elle a elle-même subi les affres. Ainsi raconte-t-elle avec beaucoup de pudeur l’épisode de son propre avortement dans les méandres du formidable mai 68. Et elle se souviendra de cet enfant qui n’est pas né chaque fois qu’elle chante Quelques mots d’amour de Michel Berger.
Elle vient de là, Yvette. Et elle le revendique. Pour qu’on n’oublie pas les siècles de soumission inique dont nous sommes peut-être enfin en train de nous affranchir : Ma grand-mère possédait une chemise de nuit avec un trou autour duquel il était brodé « Puisque Dieu le veut »… On vient de là. Et c’est consternant.

Alors la résilience. Cette formidable envie de s’émanciper, de vivre et de jouir. Aux côtés de grands noms comme Gisèle Halimi, Simone de Beauvoir, Marguerite Duras, elle signera le 5 avril 1971 le Manifeste des 343, qui comprend les paraphes de toutes ces femmes qui ont rendu public le drame de leur avortement pour éveiller les consciences. Ainsi ne cessera-t-elle sa vie durant de défendre leur cause pour dire, à l’instar d’Anne Sylvestre dans Douce maison, qu’elle n’invente pas mais qu’elle dit tout droit ce qu’elle voit. Soit une femme sur cinq victime de violences sexuelles ici et ailleurs. Alors oui, il y a de quoi stigmatiser tous ces Petits bonshommes égoïstes, meurtriers et dont les couilles sont tout sauf un attribut de courage.
Cela ne l’empêchera pas d’aimer. Même d’être inondée d’amour en devenant mère… d’un garçon… à qui elle a offert tous les Mistral gagnant de Renaud. Un fils qu’elle a tellement pris dans ses bras, à qui elle a tellement aimé caresser les cheveux, pour lequel elle voue hier, aujourd’hui et demain, une admiration sans borne.
Aimer l’enfant. Et aimer l’homme. Elle a vécu cette histoire de couple que nous espérons tous vivre. Être bien avec quelqu’un pendant des années et des années. Trouver une présence qui apaise les doutes, abolit les peurs. Quelqu’un qui peut nous ouvrir cent fois les bras. Et qu’on s’y blottit toujours comme si c’était la première fois. À nouveau, les mots de la poétesse sont si bien trouvés pour amener l’Homme heureux de Sheller. Et elle dit la chance, la force et la beauté d’être aimée en chantant Ragazza de Guy Marchand.
Arrivera son 11 septembre 2001. Elle sera cette femme quittée par celui qui pense avoir trouvé chaussure à sa bite. Sur la scène, l’actrice joue alors à nouveau un texte magnifique sur la séparation Lui toujours bandé, elle plus désirée… E la nave va… et nous avec.
Et ce soir, revenue de toutes les tempêtes, ne la voilà-t-il pas qui s’échoue telle une sirène, là, devant nous, après avoir fait Le Chemin… ? Alors monte en elle une vague de gratitude. Et toujours la poésie pour dire la chance de tous ces visages croisés, des petites bontés des jours ordinaires, des auteurs, des chansons et des rôles… Elle a ces si jolies formules : Je suis faite de tout ce qui est venu me visiter un instant… et j’ai rencontré des êtres cabossés qui m’ont donné de mes nouvelles… Anne Sylvestre, à nouveau. Incontournable.

Et maintenant que la vieillitude se pointe, il convient d’imaginer la descente du col comme une perspective plus dégagée que dévastée. Il y a encore des voyages à faire pour élargir l’espace du dedans là, du côté du cœur, avant de se faire horizon et n’être plus qu’un souffle dans le grand vent du monde. Il y a encore à donner pour coudre et recoudre l’étoffe sans cesse rompue de nos humanitudes. Encore des mains à passer dans les cheveux des gens qu’on aime. Encore vivre. Encore rire. Du monde et de soi. De ce rêve qu’est cette vie qui a passé et on a comme pas vécu (Tcheboutykine dans la Ceriseraie de Tchkov). De ce chiffon étonnant que l’on devient. J’étais une enfant, je ne le suis plus et je n’en reviens pas (Albert Cohen dans Le livre de mère).
Yvette Théraulaz pousse le bouchon jusqu’à imaginer les commentaires à son propre enterrement. À genoux, dans un chuchotement de mégottes envieuses. Jusque là, elle a l’humilité des toutes grandes qui savent faire cohabiter l’effacement programmé avec une bonne dose d’autodérision.
Et, avant de faire sa Révérence (Véronique Sanson), elle nous gratifiera encore d’un hommage au théâtre, ce lieu qu’elle aime car tout y est possible, ce lieu où le temps se dilate, où l’on invente de nouveaux récits, où on se rencontre pour oser réveiller les pousses qui transperceront les décombres et ranimeront des solidarités oubliées, pour être moins seuls, pour être ensemble.
Il y a quelque chose de magique dans l’intimité que l’artiste sait installer avec le public. On a envie de rester encore et encore l’écouter parler de sa vie tant elle parle des nôtres. Avec la sagesse des rebelles revenus d’un peu près tout. Elle est libre, Yvette. Libre de se reprendre à vue car elle a atteint un âge où l’on ne cherche plus à cacher ses erreurs. Libre d’être forte et fragile à la fois. Libre d’avoir fait Le chemin.
Alors quand s’élève Ma plus belle histoire d’amour, on aimerait retenir le temps pour goûter encore longtemps la poésie de notre Barbara nationale et surtout, surtout, lui dire que notre plus belle histoire d’amour, c’est elle.
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
Le Chemin, d’Yvette Théraulaz, aux Amis musiquethéâtre, du 16 au 21 décembre 2025.
Mise en espace : Stefania Pinnelli
Avec Yvette Théraulaz et Lee Maddeford
https://lesamismusiquetheatre.ch/le-chemin-spectacle-musical/
Photos : © Laurent Dubois et Sylvain Chabloz

