De boulet à canon
Hommage à Anne Sylvestre à La julienne et à l’Étincelle avec le spectacle de la Compagnie de l’Ourag’enchanté Là où j’ai peur, j’irai. Un théâtre musical qui met en lumière la force de la fragilité des cabossé-es de la vie et porte l’espoir d’un changement vers le mieux.
Le jour de la mort de la chanteuse, trois femmes se rencontrent par hasard dans une petite librairie et autour d’un piano. Il y a Clothilde, l’admiratrice presque flétrie, Argenda la femme d’affaires hautaine et Gioia qui, pour fuir sa douleur, s’est réfugiée dans un monde imaginaire. Trois archétypes qui servent de leviers à l’autrice romande Mélanie Chappuis pour aborder toute une série de thématiques universelles : l’amour, la maternité, les non-dits familiaux, l’exil… le tout cimenté par la force des chansons d’Anne Sylvestre.
Le pitch est séduisant. Tout comme la promesse de réécouter quelques compositions de cette immense artiste, figure féministe et écologiste avant l’heure, qui savait autant raconter la société (Je cherche un mur), que des histoires de familles (Roméo et Judith) ou le drame de celles maltraitées (Juste une femme) qu’elle invite à s’unir dans le combat (Frangines).
Au plateau, un joli décor propret suggère donc une librairie. Sur les étagères des vinyles autant que des livres ainsi qu’une photo de Miguel Fernandez V., autre hommage à un grand artiste du coin bien trop tôt décédé et amoureux fou de la littérature. La vie, l’amour, la mort… chante Vincent Delerm… et c’est bien de cela dont il est question ici. Le temps qui passe, le corps qui vieillit, le risque de passer à côté de l’essentiel, les proches qui meurent… et la sororité à l’œuvre. Ces trois femmes, chacune à leur manière, sont à un carrefour de vie et leur réunion improbable va leur permettre d’avancer sur un chemin d’émancipation, de recentrage ou de résilience. Une rencontre poétique qui, contre toute attente, peut déboucher sur des révolutions intérieures.

Ce théâtre chaleureux sert ainsi de lien à l’autre. Il est porteur d’espoir, donnant la parole aux moins considéré-es pour rêver, dans les pas de Jean-Paul Siméon, au fait que seule la poésie sauvera le monde. Anne Sylvestre est de celles qui écrivaient notre terrible chance d’exister au plus près de la complexité et des oxymores des rapports humains. Des textes sans tabou, pour repriser les mailles d’un filet affectif et social trop distendu. Les écouter nous permet alors de retrouver humanité et humour pour voir le côté plein du verre. Sur scène, les trois interprètes et le pianiste forment un collectif qui chante avec justesse, délicatesse et puissance tous ces mots qui relient les êtres là où, a priori, nous étions séparé-es.
À noter l’impressionnant rôle de composition d’Alexandra Marcos en madone perdue qui sauve ce qui peut l’être avec son ami-gant imaginaire ; la précision et l’assise de Lorianne Cherpillod campant une agaçante girlboss en mal d’enfant ; le professionnalisme sans faille de Maria Mettral capable d’exceller sans coup férir d’un rôle à l’autre ; et le côté décalé et touchant du multi-instrumentiste dégingandé Marc Bermann.
Tout à notre plaisir d’être pris-es par ces chansons qui dénoncent autant l’hypocrisie (Ça ne se voit pas du tout) que l’avortement (Non, tu n’as pas de nom) ou la quête d’identité (Comment je m’appelle), un trouble s’installe quant à la nature de ce qui se joue sur scène : une comédie ou un drame ? La force des thématiques semble en effet se diluer dans un propos dont l’apparente légèreté de la mise en scène risque d’en estomper les enjeux. À l’image de cette femme qui a perdu enfant et compagnon dans une douleur indescriptible et qui pourtant vient chanter avec les autres. On peut se demander si cela se veut réaliste ou plutôt de l’ordre du conte métaphorique. Et le fait d’y penser nous sort quelque peu, par moments, de la pièce.

Même sentiment au niveau de la dramaturgie. Jusqu’au dernier quart d’heure, le texte nous promène ici et là dans un florilège de thématiques propices à introduire les chansons d’Anne Sylvestre. Et son dénouement nous laisse un peu sur notre faim car, sans le spoiler, sa simplicité un peu magique fait fi de la complexité de la condition féminine justement mille fois mise en lumière par cette immense autrice compositrice et interprète. Existe alors peut-être un risque de glissement entre l’urgence du tendre et l’ersatz du gentillet. Un peu la même critique d’ailleurs que celle faite à l’artiste lorsqu’on s’arrête à ses Fabulettes sans mesurer à sa juste valeur la profondeur de son œuvre.
Ces quelques réserves exprimées, domine la très bonne idée d’un hommage joyeux et plus que nécessaire à cette grande défenderesse des droits des femmes. À notre triste époque où les mâles conservateurs ont encore et à nouveau pignon sur rue, militer sans relâche pour plus d’égalité en se servant de l’arme pacifique de la poésie est un combat politique indispensable. Écrire pour ne pas mourir. Cette poésie qui vient puissamment toucher nos âmes et nos cœurs. Et celle d’Anne Sylvestre traverse le temps, donnant la voix aux sans voix, aux gens qui doutent et au rêve d’arbres verts. Alors, de boulet à canon, convenons sans peine que cette Brassens aux cheveux longs est plus qu’une grande dame puisque juste une femme.
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
Là où j’ai peur, j’irai, de Mélanie Chappuis, par la Compagnie de l’Ourag’enchanté, à La julienne, du 24 octobre au 2 novembre 2025, puis au Théâtre de l’Étincelle du 5 au 8 novembre 2025.
Mise en scène : Madeleine Piguet Raykov
Avec Lorianne Cherpillod, Alexandra Marcos, Maria Mettral et Marc Berman.
Photos © Fabrice Ravier

