Les réverbères : arts vivants

De la croissance à la décroissance

Avec Les Somnambules, la Cie Les Ombres portées propose un spectacle entre ombre et lumière sur le destin d’une ville qui perd son âme, au fil des constructions. Ce doux moment de poésie, en musique, était à voir à la salle du Lignon le 8 mars, dès 7 ans.

Tout commence par un amas de cartons blancs, sur la scène. Enfin ça, c’est ce que l’on croit. Car dès que les lumières de la salle s’éteignent et que la musique, jouée en live côté jardin par Séline Gülgönen (clarinettes, accordéon), Simon Plane (trompette, euphonium, percussions), débute, c’est toute une vie qui commence. Ce qu’on croyait être des cartons est en fait un véritable quartier qui prend vie à la nuit tombée, avec en son centre le café Aux Somnambules, où l’on vit, s’amuse, chante, danse. Bien vite, la joie transmise par cette musique est remplacée par le bruit assourdissant des machines : le joli quartier d’antan doit laisser sa place à des immeubles froids. Un métro passe, tout est lissé, comme si l’âme de ce quartier l’avait quittée à cause des promoteurs qui ont voulu voir grand. Mais après la croissance, la décroissance pourrait bien arriver, de manière inattendue. Et si la nature reprenait ses droits ?

« Plus on s’approche de la lumière, plus on se connaît plein d’ombres[1]. »

Les Somnambules, c’est d’abord une impressionnante machinerie. Quatre marionnettistes la manipulent, créant un splendide jeu d’ombres et de lumière : on aperçoit les habitant·e·s dans leur appartement, d’autres en train de faire leurs courses, au fitness ou à attendre le métro. Au milieu de la ville passent d’abord le petit balayeur, des piéton·ne·s, et celles et ceux qui veulent saboter le chantier pour que leur quartier ne change pas. Puis il faut laisser la place à la machine de la voirie venue tailler tous les arbres au millimètre près. De la vie, il semble en venir de tous les côtés. Il y a quelque chose de magique à voir tout cela s’activer, comme une véritable ville miniature, réduite à la taille de la scène. Nous n’apercevrons les marionnettistes que lorsqu’il faudra modifier le décor, en agrandissant – littéralement et astucieusement – les cartons devenus presque des gratte-ciels, en ajoutant des étages à d’autres, en enlevant les jolis anciens lampadaires… De quoi montrer le rôle de l’intervention dans cette évolution qu’on appelle bien souvent « progrès ».

Très peu de paroles sont prononcées durant ce spectacle, si ce n’est quelques interventions d’un patron qui en demande plus à sa secrétaire, ou l’appel au micro d’une caissière devant venir aider une collègue face à une panne. Tout se joue donc à travers la musique et le magnifique jeu entre les ombres et les lumières. La musique symbolise toute l’âme insufflée au spectacle, lui donnant la couleur qu’il faut : joyeuse, festive et mélodieuse au début, dans ce petit quartier ; faite de bruitages, de percussions et de saccades durant les travaux ; répétitive et cyclique dans cette ville qui n’a plus d’âme ; avant de retrouver une certaine douceur lorsque la nature décide de reprendre ses droits. Quant aux ombres et aux lumières, elles surgissent de l’intérieur du décor, comme par magie, alors que les cartons paraissaient de prime abord tout blancs. Tout un petit monde s’y développe alors, à l’intérieur des immeubles, dans les sous-sols, et sur les places. On aurait pu rester à la fin pour découvrir la machinerie, mais on préfère garder ce sentiment de magique. Et que dire de la toile en fond de scène, sur laquelle sont projetées certaines ombres, jouant sur les perspectives pour donner une impression de grandeur écrasante des gratte-ciels, qui deviennent ensuite tout petits face aux arbres ? Une manière de tout raconter avec poésie.

Métro, boulot, dodo ?

« C’était joli, mais il n’y avait pas vraiment d’histoire ! » ai-je entendu dire une personne âgée à la sortie du spectacle. Je ne suis pas d’accord, et les plus jeunes spectateur·ice·s me rejoindront sans doute là-dessus. L’histoire qui nous est racontée ici, avec une incroyable économie de mots, c’est celle de notre monde, de notre époque. Les petits quartiers dont nous parlaient nos grands-parents, la place avec son café qui rassemble tout le monde comme on en voit encore dans les films parlant d’une autre époque – on pense immédiatement au Fabuleux destin d’Amélie Poulain – laissent place à ces grandes villes sans âme où tout est immense. Bien sûr, la société évolue, les technologies avec elle, et les populations sont de plus en plus de nombreuses. Il faut bien caser tout le monde. Mais au-delà de l’aspect visuel, ce qu’on aperçoit, c’est la fameuse routine « métro, boulot, dodo ». Tout se répète : le métro passe, les gens y montent, vont s’enfermer dans leur bureau, se font hurler dessus par leur patron ou ne voient pas la lumière du jour… ils et elles vont ensuite au sport, faire tous les mêmes mouvements, par effet de mode ou par nécessité. Puis on va dormir, dans des appartements qui semblent tous être construits sur le même modèle. Bien sûr, on caricature un peu, mais c’est à l’image des grandes villes qui ont suivi le « progrès ». Mais duquel parle-t-on au juste ?

Pour autant, loin de ne faire que se plaindre de la situation de manière fataliste, Les Somnambules nous proposent une autre façon de voir les choses, plus poétique et optimiste. Peut-être ne devrait-on pas la dévoiler ? Mais le message nous paraît trop important pour passer à côté. Nous dirons donc ici que la nature finit par reprendre ses droits, mais sans écraser tout le reste. Avec ce très joli spectacle, Les Ombres portées nous invitent à une forme de décroissance réfléchie et intelligente, où la nature est respectée et vit en harmonie avec nos constructions modernes, pour redonner une âme au monde, réapprendre à vivre ensemble, à se respecter, à échanger et à s’apprécier. Le tout avec magie et poésie.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Les Somnambules, de la Cie Les Ombres portées, le 8 mars 2025 à la Salle du Lignon.

Conception et réalisation : Les Ombres portées

Manipulation et lumières : Erol Gülgönen, Florence Kormann, Marion Lefebvre, Claire Van Zande

Musique et bruitages : Séline Gülgönen (clarinettes, accordéon), Simon Plane (trompette, euphonium, percussions)

Régie lumière : Nicolas Dalban-Moreynas

Régie son : Frédéric Laügt et Corentin Vigot (en alternance)

https://www.vernier.ch/evenements/les-somnambules-3801603

Photos : ©Les Ombres portées et ©José Caldeira (photo de la femme debout devant le chantier et photo avec les arbres)

[1] Citation de Christian Bobin, que je découvre en écrivant cet article.

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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