Les réverbères : arts vivants

Co-exister à Mille lieues… ou tout près

Que savez-vous des états d’âme d’un lichen ? De la rêverie des mousses ? Des espoirs d’une fougère ? Sans doute pas grand-chose… et si la danse contemporaine vous ouvrait la porte d’un monde inconnu ? Du 6 au 16 mars, le Galpon accueille Mille lieues, un seule-en-scène où mouvement, musique et lumière co-existent – en symbiose.

Ce soir, c’est la deuxième de Mille lieues – un projet chorégraphique étonnant portés par la chorégraphe-danseuse Marion Baeriswyl et le compositeur-interprète D.C.P (nom de scène de David Pita Castro) dont je vous parlais il y a quelques temps, à l’occasion d’un reportage. Dans le foyer du théâtre, il y a de cette joie tranquille d’avant-spectacle, qui réchauffe l’âme malgré les températures extérieures encore (un peu) hivernales en soirée. On rit, on grignote, on se retrouve, on boit un verre… jusqu’à ce que le gong sonne (littéralement). Le spectacle va commencer, nous sommes convié·e·s à entrer dans la salle.

Songe d’une nuit de brume

Nimbé d’une fumée ouatée sur laquelle miroite l’opalescence des spots, le plateau se déploie devant nous. Au sol, de curieuses formes grises se découpent, peintes sur un tapis de danse aussi noir que l’encre – ou qu’une nuit sans étoiles. Ces formes sont-elles des îlots… ou, au contraire, des cours d’eau ? Les dessins d’un mystérieux mycélium… le parcours d’une mousse qui ronge la pierre ? Les secrets d’un lichen serpentant contre une écorce ? L’esprit vagabonde, on se prend à rêver comme si l’on se perdait, peu à peu, dans un sous-bois qui nous est étranger. Hors-temps, l’ambiance rappelle celle de certains films de Miyazaki, en particulier Princesse Mononoké : on se croirait dans les marécages féériques où s’étend la magie du dieu-cerf, gardien de la nature.

Imaginée par D.C.P et interprétée en live, la musique accentue encore cette impression : profonde, jouant avec des basses à la limite de l’audible, elle pulse, organique, entêtante. Elle s’amuse avec des boucles rythmiques, elle renâcle comme un animal qui hésite. Elle plane, aussi, comme si elle détricotait la temporalité pour nous mettre dans un état méditatif – presque de transe. Le miroitement des lumières, créées par Tiago Branquino, fait écho à cette atmosphère éthérée… sans que l’on sache vraiment si elle la redouble, l’accompagne ou la guide. La lumière mène-t-elle la musique… ou est-ce l’inverse ? À moins qu’il s’agisse là d’une de ces symbioses où chacune peut exister sans rien retrancher à l’autre. Avoir partagé une après-midi de création avec les artistes m’a en tout cas sensibilisée à cette piste… tout autant qu’aux subtilités presque imperceptibles de la lumière. Assise dans l’ombre, côté, public, je scrute avec attention les changements de teintes – vert pâle, mauve, ivoire, turquoise… autant d’évolutions chromatiques qui rappellent les méandres des lichens qui co-existent avec les roches ou les plantes.

Éloge de la lenteur

Le lichen, parlons-en, justement – puisque c’est lui qui, aux dires de la chorégraphe-danseuse Marion Baeriswyl, a inspiré l’aventure de Mille lieues. À l’origine de ce projet, il y a l’envie de travailler sur la symbiose dans le monde du vivant, mais également sur le concept de lenteur – qui intéresse Marion Baeriswyl et D.C.P depuis une dizaine d’années. Pour Mille lieues, iels se sont ainsi penché·e·s sur le lichen. Mais comment envisager la danse… comme si l’on était en lichen ?

D’abord en faisant entrer cette idée dans le rapport au corps – dans la lenteur des mouvements ou l’attention accordée aux appuis (sur le sol, sur soi-même, voire sur la fumée qui s’élève au-dessus du plateau). D’étirements en postures contournées, de flexions en relâchements, Marion Baeriswyl devient lichen, ou mousse, ou fougère, selon l’image que chaque personne peut se faire. On a l’impression de voir une plante pousser : au moment où l’on a l’impression que rien ne se passe… voilà que tout se joue et qu’elle est déjà trois mouvements plus loin. Le contrôle qu’elle exerce sur elle-même, dans cet exercice de lenteur, est impressionnant de maîtrise – en particulier dans les séquences qui déplacent le centre de gravité du corps (accroupie sur une demi-pointe, par exemple) : le déséquilibre menace, mais l’artiste ne se laisse pas emporter, ni par la gravité ni par la difficulté physique de l’exercice. Elle reste, résolument et absolument, lichen.

C’est également dans le rapport au costume que se joue cette adhésion au monde des lichens. D’un vert pâle qui répond à la brumée et aux lumières du plateau, le costume de Marion Baeriswyl rappelle l’hybridité de la forme organique à l’origine de Mille lieues. Tantôt fluide, tantôt texturé, le tissu épouse les muscles comme une seconde peau… et, à d’autres endroits, s’évanouit avec une fluidité qui accompagne les mouvements sans jamais les entraver. Ainsi, comme la danseuse cherche les meilleurs appuis au sol afin de faire corps avec lui sans perdre son indépendance (ce qui donne lieu à d’infimes mouvements de doigts, de mains, de pieds), le costume prend accroche sur le corps et s’en détache. Comme le lichen qui, sur les surfaces qui l’accueillent, prend appui sans chercher à dominer.

Poétique des milieux

Difficile, vous l’aurez donc compris, d’évoquer avec clarté les sentiments que suscite Mille lieues – tant ceux-ci sont entremêlés, changeants, évolutifs. Mille lieues, c’est à la fois une plongée dans l’imaginaire (celui du conte et des lieues / lieux qui l’habitent)… et dans le vivant (ces milieux biologiques à partir desquels l’art peut se (re)penser). C’est une expérience qui désarçonne, décentre, déboussole – et le mieux, pour lui rendre justice, c’est peut-être d’évoquer l’un des moments qui m’a le plus marquée. Celui où, après une immobilité de sous-bois, avec pour seules compagnes la brume et la lenteur du corps de Marion Baeriswyl, la fumée est soudain agitée par le vent. Tempête ? Bourrasque ? Respiration ? Les tourbillons accélèrent sous la lumière, tandis que le corps de la danseuse, lui, ne perd rien de la patience calme du lichen. Un moment tout en poésie…

… comme si l’on observait le brouillard vivre, à l’orée des vieilles pierres.

Magali Bossi

Infos pratiques :

Mille lieues, de Marion Baeriswyl et D.C.P., au Théâtre du Galpon, du 6 au 16 mars 2025.

Chorégraphie et danse : Marion Baeriswyl

Composition musicale et interprétation live : D.C.P

Lumières : Tiago Branquino

Costume : Marie Bajenova

Scénographie : Mélissa Rouvinet

https://galpon.ch/spectacle/mille-lieues

Photos : ©Erika Irmler

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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