Les Mille lieues d’une symbiose
Dans le cadre d’un partenariat, La Pépinière propose, tout au long de la saison, des reportages autour des spectacles joués au Galpon. L’occasion de découvrir comment travaillent les différentes troupes. Aujourd’hui, c’est la troupe de Mille lieues qui nous accueille, pour parler de ce seule en scène dansé joué du 6 au 16 mars.
La porte de la salle s’ouvre. Dans la pénombre, iels sont trois : la chorégraphe et danseuse Marion Baeriswyl, le compositeur et interprète D.C.P (David Pita Castro, fondateur du label Paco et Gigi Record) et le créateur lumière Tiago Branquino. Entre rires et concentration, iels planchent sur l’état lumineux de Mille lieues, à quelques jours de la première. Après les présentations et un café, je m’installe dans les gradins – calepin à la main.
Sculpter l’espace
« Je reprends depuis là ? J’ai vraiment besoin de m’habituer à la lumière. » Le travail de Marion Baeriswyl est celui de la lenteur, du souffle, du déploiement. Ses gestes sont lents, comme s’ils lui permettaient de ressentir chaque fibre de ses muscles, chaque grain de l’atmosphère qui l’entoure. Dans ses gestes, on retrouve quelque chose de l’immobilité des plantes qui poussent : on les croit figées… on détourne le regard… mais lorsqu’on repose les yeux sur elles, on se rend compte qu’elles se sont déplacées – d’un mètre, ou de quelques centimètres. À la manière d’une liane ou d’une mousse, Marion sculpte l’espace avec son corps – ou plutôt, elle l’habite, se coule en lui comme à travers la fumée qui habille le plateau. Aux manettes de l’éclairage, Tiago lui répond en testant différents possibles grâce aux spots disséminés au-dessus de la scène : ondulations subtiles figurant l’écume d’un étang (ou l’opalescence d’un lichen), douches soudaines d’une blancheur éclatante, créations d’ombres qui fournissent à la danse une nouvelle dimension…
Marion Baeriswyl et Tiago Branquino essaient, se trompent, reprennent, avancent, reculent. C’est un pas-de-deux entre la lumière et le mouvement, pour trouver la meilleure option. Comment faire pour ne pas écraser un moment ? Éviter une tension dramaturgique trop tragique ? Donner au regard un appui qui porte la complexité des mouvements ? Si la musique est pour l’heure absente de cette étrange conversation, elle n’est pas pour autant oubliée : dans les gradins, D.C.P. observe la scène avec attention. C’est lui qui, en live, prendra en charge la création de l’environnement sonore[1]. Tout l’intérêt (et la difficulté !) de Mille lieues repose là : c’est un fragile équilibre entre danse, musique et lumière, une coévolution où chacune et chacun se retrouve à mener les deux autres, sans imposer sa voi(e/x).
Créer autour du vivant
Le compagnonnage entre Marion Baeriswyl et D.C.P est ancien, comme me l’explique le compositeur-interprète : « Ça fait dix ans qu’on travaille ensemble, surtout sur la lenteur. Nos spectacles se suivent les uns les autres, en fonction des sujets qu’on veut creuser. Ici, on se questionne sur le vivant, sur la symbiose, en s’inspirant des recherches de certains scientifiques du vivant. » Parmi les sources d’inspiration : le philosophe Baptiste Morizot, le sociologue Hartmut Rosa ou l’anthropologue Anna Tsing. « Ce que j’aime, ajoute Marion, c’est me saisir d’extraits de textes et comme les manger dans le corps, pour voir ce que ça donne. Morizot, par exemple, parle beaucoup du vivant comme une manière de plier le temps sur lui-même – et c’est quelque chose que j’ai beaucoup utilisé dans ce projet. Je travaille aussi beaucoup sur le côté somatique, sur comment ça se répercute dans le corps. Ici, c’était un travail autour des fascias, ces fibres de collagène qui entourent par exemple les muscles. » D’où un rapport au corps particulier, pour figurer cette lente évolution. « Ce qui nous intéresse dans le vivant, reprend D.C.P, c’est le rapport à l’état, au changement perpétuel. »
Marion complète : « Dans notre pièce précédente (Nous voulons la lune, en 2023), on a travaillé sur la notion d’holobionte[2] et la codépendance. Il y avait trois danseuses (moi, je n’étais pas au plateau) et ce n’était ni de l’entraide, ni de la compétition. Avec Mille lieues, j’avais envie de continuer cette histoire de coévolution et de symbiose, mais au sein d’un seul corps. Comment prendre mon corps comme un écosystème. C’est ce qui nous a poussé, dans la création, à nous inspirer du lichen, qui est une cohabitation algue/champignon. Pour nous, c’était une manière de penser les rapports entre les différentes pistes artistiques : comment le costume peut se faire lichen du corps, comment le corps se fait lichen du son… Au tout début du projet, on a beaucoup travaillé sur les matières avec Marie Bajenova, la créatrice costumes, pour explorer ce que ça pouvait apporter à la création. L’idée était de voir comment le costume pouvait avoir son identité propre, mais en même temps faire corps avec le reste. Ce qui nous intéressait, c’étaient les points de rencontre – mais aussi le rapport au support, aux attaches. Le lichen n’est pas un parasite, mais c’est une accroche qui permet de développer une autre collaboration. L’idée, c’est de pouvoir s’attacher à la musique, à la danse, à la lumière, sans que l’une prenne le pas sur les autres. »
« On peut aussi prendre l’image du blob[3] », précise D.C.P, « où tout d’un coup, un élément va se développer d’un côté, puis d’un autre. C’est comme une grosse marmite en ébullition, qui va faire apparaître des choses. » À cette coévolution triple (danse, lumière, musique), il faut encore ajouter une quatrième composante : le public, qui par sa seule présence va interagir avec certaines éléments – comme la fumée, qui réagit à la chaleur des corps… et donc, fait bouger la lumière. « C’est aussi une création qui a une longue histoire, en termes de production », explique Marion. « C’est un projet qu’on a commencé à créer l’année passée dans le cadre d’Extra Time Plus, un dispositif porté par le far° Nyon et le Südpol Lucerne, en collaboration avec le FIT Lugano et le LAC Lugano. Trois projets sont choisis à chaque fois (un romand, un alémanique et un tessinois), avec des temps de création et des représentations dans chaque lieu. Du coup, on s’est aussi demandé comment notre création pouvait réagir aux différents lieux qui allaient l’accueillir. Ici, au Galpon, c’est la première fois que la pièce prend vraiment corps dans un temps long – notamment avec Tiago à la lumière. »
Mille lieues, c’est donc avant tout un rapport à l’imaginaire : à ces lieues qui habitent nos imaginations, dans les contes et les récits. Mais c’est aussi un rapport à un milieu – milieu artistique, milieu biologique… milieu vivant avant tout. C’est une expérience de décentrement qui nous invite à voir autrement, à suivre des pistes qu’on ne nous impose jamais. « Nous ne sommes pas dans le narratif », conclut D.C.P « Le public peut se raconter ce qu’il veut, dormir, méditer… on travaille une matière littéraire qui existe, qui réfléchit au vivant, mais sans imposer une lecture à suivre. » Ne reste plus, pour nous, qu’à entamer le voyage.
Magali Bossi
Infos pratiques :
Mille lieues, de Marion Baeriswyl et D.C.P, au Théâtre du Galpon, du 6 au 16 mars 2025.
Chorégraphie et danse : Marion Baeriswyl
Composition musicale et interprétation live : D.C.P.
Lumières : Tiago Branquino
Costume : Marie Bajenova
Scénographie : Mélissa Rouvinet
https://galpon.ch/spectacle/mille-lieues
Photos : ©Laurent Valdès
[1] Que vous pourrez d’ailleurs (re)découvrir en marge du spectacle, grâce à un vinyle rassemblant l’ensemble retravaillé des musiques et disponible chez le label Paco et Gigi Record.
[2] Un holobionte est un supraorganisme qui assemble des espèces hôtes (animales, végétales, fongiques) à des expèces plus petites (comme des micro-organismes) qui vivent à l’intérieur de l’holobionte, sur son enveloppe ou à proximité. C’est le cas, par exemple, des coraux constructeurs de récifs ou de plantes sans racines à l’instar des mousses.
[3] Surnom qu’on donne aux myxomycètes, des euchariotes unicellulaires qui ressemblent aux champignons… mais n’en sont pas du tout !