Les réverbères : arts vivants

La grosse déprime : un spectacle déprimant ?

Dette publique, caisses de l’état vides, hausse des taxes et impôts : la situation globale est loin d’être idéale. Le collectif moitié moitié moitié s’empare de cette délicate thématique pour en rire et réfléchir au Casino Théâtre de Rolle. Malheureusement, le spectacle nous laisse une impression mitigée.

Tout commence par une scène de Britannicus, devant le rideau rouge encore fermé. Rapidement, le texte surprend, en intégrant des concepts économiques et politiques d’aujourd’hui. Ce qui ne manque pas de faire réagir l’une des comédiennes qui attend en coulisses. Très vite, et après une introduction chantée, La grosse déprime bascule vers un spectacle en forme de cabaret, rappelant aussi les revues. On y retrouve des chansons – toutes interprétées à quatre voix, a cappella – et des personnages hauts en couleur et un peu grotesques, à l’image de certain·e·s ministres, économistes ou journalistes incarné·e·s par le quatuor. D’emblée le ton est donné : La grosse déprime est un spectacle déprimant, malgré tout l’humour qui s’en dégage. Évoquant déjà les critiques qui paraîtront dans la presse, les quatre comédien·ne·s s’imaginent que le Temps dira que c’est un spectacle gauchiste. On ne peut fondamentalement pas donner tort à cette interprétation, même si sous ses allures engagées et très affirmées, La grosse déprime comprend sans doute plus d’ironie et de complexité qu’il n’y paraît.

Une mise en scène créative

Le collectif moitié moitié moitié nous a habitué·e·s à des spectacles où le curseur est souvent poussé très loin. On se rappelle de l’excellent Objectif projet, dans lequel la communication bienveillante, au sein d’un open-space, était poussée à l’extrême, pour en montrer les limites par l’absurde. On retrouve cette idée d’absurde et d’exagération de certaines opinions ou tendances dans La grosse déprime, sous la forme d’une tragédie moderne. En costumes d’époque, Cécile Goussard, Adrien Mani, Matteo Prandi et Marie Ripoll s’insèrent dans une actualité brûlante et la questionnent de manière un peu loufoque. On retrouve une forme de cabaret, avec différents tableaux, au sens littéral du terme. Ceux-ci constituent le décor de La grosse déprime, en fond de scène, apparaissant les uns après les autres et reflétant les propos développés par la troupe. On se retrouve ainsi devant un paysage désolé au moment d’évoquer le fait que les caisses de l’état sont vides ; ou devant Brutus condamnant ses fils à mort, dans une représentation où les classes les moins privilégiées viennent supplier qu’on les épargne.

De fait, de nombreux liens entre l’histoire et aujourd’hui sont tissés, pour illustrer certains thèmes convoqués, mais aussi créer un décalage comique. On pense par exemple à cette intervention de l’oracle, qui entretient des liens plus étroits qu’escomptés avec ledit ministre… Une manière de nous montrer que les « progrès » imaginés depuis l’Antiquité ne sont pas forcément effectifs. Le système et les évènements se répètent, de manière cyclique et sans qu’on puisse vraiment y faire quelque chose. Y aurait-il une forme de fatalité évoquée ici ? En tout cas, les chansons viennent ajouter à cette dimension, avec des effets burlesques et un humour complètement décalé qui viennent apporter à la réflexion.

Attention : risque de démagogie

Le titre du spectacle a de quoi interpeller et nous évoque plusieurs choses. On pense évidemment d’abord à la Grande Dépression, cette grave crise économique qui a suivi le krach boursier du 24 octobre 1929. Si la situation n’est pas la même aujourd’hui, on assiste tout de même à une forme de crise aussi. La grosse déprime, dans sa sonorité, rappelle aussi « la hausse des primes », que nous subissons chaque année. Voilà qui en dit long sur le propos et l’angle d’approche du collectif moitié moitié moitié. Comme à leur habitude, donc, le curseur est poussé à fond : les propos rappelant le discours de certains partis de gauche, sur la taxation des très grosses fortunes, la gratuité dans certains domaines, ou encore le besoin de plus de soutiens financiers, s’apparentent presque à des stéréotypes. Ainsi, même en étant en accord avec la plupart des idées, on a le sentiment que le propos manque de nuance. Comme si le fait d’éponger la dette publique allait régler tous les problèmes et permettre de réinvestir dans des domaines comme l’éducation et la santé, sans conséquence sur l’économie. Évidemment, les réponses de la droite, qualifiant d’assisté·e·s celles et ceux qui ont besoin des aides de l’état, ou balayant en bloc toute proposition qu’elle qualifie d’irréalisable, ne va pas dans le sens d’un compromis et d’une solution réaliste.

On a ainsi le sentiment de ne rien entendre d’inédit, reprenant des discours déjà trop souvent entendus. La scène finale tente d’apporter plus de nuance et de marquer l’ironie des propos précédemment développés, en mettant l’accent sur les paradoxes du système et la manière dont nous devons, malgré nos convictions, nous plier à certaines pratiques. On comprend alors mieux les intentions du spectacle et cette dimension ironique qui devait alimenter le propos. Malheureusement, on a l’impression que celle-ci arrive un peu tard et était difficilement perceptible auparavant. Le résultat nous laisse ainsi quelque peu sur notre faim et semble ne pas rendre complètement hommage aux efforts du collectif. Le risque est ainsi de tomber dans une forme de démagogie, qui pourrait même desservir le propos, en tombant dans une forme d’idéalisation, voire d’utopie. Avec un peu plus de nuances, la réflexion aurait pu être portée sur des solutions potentielles, plus réalisables, en tenant compte de toute la complexité de la situation et du système. Mais on rappellera aussi qu’il s’agit d’un spectacle de théâtre, et non pas d’une conférence politique ou économique. Les arts de la scène se font aussi le reflet, voire le miroir grossissant des paradoxes de notre réalité et de notre monde. L’ironie de La grosse déprime est sans doute à aller chercher dans cette dimension.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

La grosse déprime, du collectif moitié moitié moitié, du 26 février au 2 mars 2025 au Casino-Théâtre, puis en tournée dans différents théâtres romands, notamment aux Scènes du Grütli, du 16 au 30 mai 2025.

Mise en scène collective

Avec Cécile Goussard, Adrien Mani, Matteo Prandi et Marie Ripoll

https://www.theatre-rolle.ch/programme/la-grosse-deprime/

https://2025.grutli.ch/spectacle/la-grosse-deprime

Photos : © Aurelia Thys

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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