Les réverbères : arts vivants

De Yalta à Moscou

Une histoire d’amour entre un dramaturge et une actrice ? Prévisible, pensera-t-on. Celle entre Olga Knipper et Anton Tchekhov, relativement courte, commencera en 1899 et s’achèvera à la mort de ce dernier, en 1904. Sobrement intitulée Lettres à Olga, cette pièce, programmée par Les Amis musiquethéâtre du 29 mai au 2 juin, est l’exemple d’un ménage à trois réussi : le théâtre, l’actrice et l’écrivain.

Les trois âmes-sœurs

Dans la vie, comme dans le règne animal, il s’avère que les professions de même catégorie ont tendance à s’accoupler entre elles : les profs avec les profs, politiciens avec politiciennes, boulangers avec boulangères, un joueur de foot avec une bimbo, etc. Un schéma peut-être un peu cliché mais classique. Le duo de notre pièce ne fera pas exception.

Rappelons le contexte de leur rencontre : en 1899, Tchekhov est à Moscou pour assister à une représentation de sa pièce phare, la Mouette. Jouée pour la première fois en 1896 à Saint-Pétersbourg au théâtre Alexandrinski (d’après le nom de l’épouse de Nicolas 1er) la pièce est un véritable flop. Ce n’est qu’à la fin de l’année 1898, au Théâtre d’Art de Moscou, que le public reconnaîtra les mérites de la pièce. Le succès est tel que la Mouette deviendra la mascotte officielle du théâtre. C’est dans l’ambiance de cette « success story » que l’écrivain rencontrera l’actrice vedette du théâtre, Olga. Coup de foudre amical entre les deux vedettes. Commencera alors une correspondance qui durera jusqu’à la mort de l’écrivain.

Cette relation, qui s’est nouée sur fond d’admiration réciproque, –– bon, surtout du côté d’Olga, qui ne manque pas une occasion dans la pièce de faire une révérence à son « starets» (signature ponctuelle utilisée une fois par Anton, qui est grosso modo le synonyme de « maître spirituel » ), se transformera rapidement en concubinage.

Une relation essentiellement épistolaire, où les rencontres se font rares.

Entre les deux plumes, la maîtresse de l’un et de l’autre : le théâtre.

Le théâtre reste leur point d’attache qu’ils ne quitteront jamais. Ce terrain commun sera le terreau fertile de réflexions communes et d’échanges fructueux sur le sujet. Gogol, Gorki ou encore Tolstoï font partie de leur paysage mental. Dans la pièce, on commente, on critique, voire même, on fait le procès des critiques de l’époque (d’après Anton, on n’a rien compris à la Cerisaie, décrite comme une pièce dramatique, alors que l’intention de l’auteur était d’en faire une comédie).

« Aime-moi », signé ton petit chien

Il faut le dire d’avance. Les échanges entre Anton et Olga ne sont pas franchement « feminist-friendly ». Olga y est décrite comme le « petit chien » de Tchékhov. Cette expression canine, prononcée sans aucun doute avec affection, donne néanmoins le ton entre les deux êtres, à savoir, un gourou posé sur un piédestal et sa groupie, qui portera continuellement aux nues l’auteur et ses créations. Ces éloges, si elles sont sincères, frôlent toutefois par moments le ridicule :

« On attend tes pièces comme la manne céleste ». Traité en véritable prophète, Anton domine la scène et la conversation par son humour et son désir de contrôle sur tout.

Si Olga ne tarit pas d’éloges envers l’auteur de la Mouette, elle se montre très critique envers elle-même, et il s’avère aussi que son amant ne l’apostrophe pas avec la même fureur admiratrice : « mon petit chien », « ma petite fille » ou occasiellement « mon cheval » … voilà des exemples de terminologies utilisées pour apostropher avec tendresse sa groupie (pour info, son histoire avec Olga va lui inspirer une nouvelle en 1899 : la dame au petit chien.) Cette appellation rappelle sans doute le surnom donné au personnage d’Annette par son mari dans la pièce Le Dieu carnage de Yasmina Reza : « Toutou ».

La distance entre les deux (Anton pour des raisons médicales est resté à Yalta et l’actrice phare du Théâtre d’Art de Moscou est tenue de briller sur les planches pour y assurer le succès des pièces, dont certaines œuvres d’Anton) est aussi un sujet de causerie.

Olga est, aux débuts de leur relation, traitée en ravissante poupée que le dramaturge n’hésite pas à laisser traîner sur un coin poussiéreux d’une étagère (certes, il a l’excuse de la maladie) ; on peut toutefois aisément imaginer que ce « vieux garçon » sans enfants ne veuille pas de femme entre ses pattes, surtout quand l’idylle précédant celle avec Olga était aussi nourrie sur fond de correspondance. Olga, la sentimentale un « brin » accro à son Tchekhov réclamera à corps et à cris son affection (« aime-moi ! », implorera-t-elle, ce à quoi il répondra avec tendresse : « je t’aime quarante-cinq fois ») et un rapprochement physique entre eux (ce dernier point n’est alors pas dans les projets de l’auteur).

Néanmoins, quand il a vent d’une liaison qu’Olga entretiendrait à Moscou, il se jette sur son encrier pour lui demander sa main, et l’invite à Yalta. L’actrice accepte, y restera deux semaines, et cette « demande en mariage » ne sera au final qu’une visite de convenance de plus. Mais « happy end », après l’avoir fait encore un peu poireauter, l’écrivain craque et proposera en 1901 sa dulcinée en mariage.

Des personnages tout droit sortis d’une pièce de Tchekhov

Peu avant de rendre l’âme, le célèbre dramaturge finalisera deux pièces ultimes, qui comptent parmi ses chefs-d’œuvre les plus connus : les Trois sœurs (1901) et la Cerisaie (1904). Ces deux pièces, écrites dans le timing de la relation entre lui et l’actrice, seront évoquées à travers leur correspondance. Olga jouera le rôle de Macha dans la première et le rôle de Liouba, veuve meurtrie dans la deuxième pièce (et incarnera ce rôle dans la vraie vie la même année). Olga et Tchekhov sont des personnages typiquement tchekhoviens (ils auraient pu littéralement être écrits pour l’une de ses pièces), magistralement interprétés par Françoise Courvoisier et Jean-Pierre Malo dans cette mise en scène à la fois théâtrale et musicale, avec un accompagnement au piano rendant hommage à Alexandre Scriabine, pianiste russe contemporain à l’écrivain, soutenant avec brio la langue tchekhovienne, souvent dépeinte (avec raison) comme musicale.

Dans ce spectacle à deux voix, on rit, on s’amuse, on s’étonne parfois, on s’instruit, on prend des notes (pas seulement la journaliste), on s’émeut, on ressent de l’empathie pour la pauvre Olga et on attend anxieusement l’inévitable fin du dramaturge.

Des morceaux de vie en didascalies, dialogues pleins de vie, et au final, une belle collaboration entre le dramaturge pygmalion et son actrice, qui seront le pilier sentimental et intellectuel l’un pour l’autre.

Apolonia M.-E

PS : Pour anecdote, la nièce d’Olga, elle-même baptisée Olga, se maria en 1914 à l’acteur Michael Tchekhov, qui n’était ni plus ni moins que… le neveu de Tchekhov !

La comédie semble décidément être une affaire de famille chez les Tchekhov.

Infos pratiques :

Lettres à Olga, issue de la correspondance entre Olga Knipper et Anton Tchekhov, du 29 mai au 2 juin 2024 aux Amis musiquethéâtre.

Mise en scène : Françoise COURVOISIER, Jean-Pierre MALO

Avec Françoise Courvoisier et Jean-Pierre Malo

Référence bibliographique : Anton Tchekhov, Correspondance avec Olga, Les grandes traductions, éditions Albin Michel, 1991

https://lesamismusiquetheatre.ch/lettres-olga/

Photo : © O. Shirnina (Klimbim)

Apolonia M.-E.

Apolonia M.-E est née durant un mois de novembre particulièrement frisquet. Multitâche, elle écrit articles, prose, poésie et n'est pas du genre à se démonter quand on fait appel à ses dispositions d'illustratrice. Sinon, elle tient une passion particulière pour les cochons (vivants) et les jolis chapeaux.

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