Défendre le Japon traditionnel ?
« Trois fois en poste, trois fois chassé, à chaque renvoi il s’était senti digne de louanges, plus que s’il avait été promu docteur. […] Si Dôya avait été renvoyé, c’était parce qu’il était un être supérieur. De tout ce que Dieu a créé, l’homme de bien est le plus précieux, comme l’a dit un poète occidental. » (p. 15)
Avec Rafales d’automne (Nowaki, pour le titre original en japonais), Sôseki (1867-1916) signe un roman totalement à part dans son œuvre. Nous sommes en 1908, et c’est à travers deux histoires croisées qu’il dénonce, avec force ironie, le basculement de son Japon traditionnel dans un monde dominé par l’argent. Or, qui de mieux placé qu’un auteur né un an seulement avant le début de l’ère Meiji, qui a vu le Japon forcé de s’ouvrir au monde et aux contacts internationaux (notamment avec l’Occident), pour en parler ? Comme un appel à la révolte, il débute cette histoire par celle de Dôya, un professeur de province renvoyé à plusieurs reprises pour insoumission à l’autorité. Alors qu’il cherche à faire entendre sa voix à Tôkyô, en écrivant un roman, en publiant des articles dans un journal, et même en organisant une conférence publique, Dôya fera bientôt la connaissance de Nakano et Takayanagi. Le premier,issu d’une famille prospère, va bientôt se marier et semble apprécier le virage vers l’occidentalisation que prend son pays. Le second, son meilleur ami qu’il ne quitte plus depuis la fin de leurs études de lettres, est un jeune auteur sans le sou, à la santé fragile. À travers ces trois personnalités bien marquée, Sôseki propose un portrait subversif du Japon du début du XXème siècle…
« “Non, tu as vraiment une drôle de figure ! Le côté droit de ton visage, qui est en pleine lumière a une belle couleur, mais l’autre côté manque complètement d’éclat. Comme c’est curieux ! Ton nez partage en deux ta figure, les deux côtés se regardent de travers, comme si la tragédie et la comédie se partageaient ton visage, moitié moitié !’’ lança Nakano d’un trait. » (p. 35)
Cette description de Takayanagi pourrait être une métaphore du Japon de l’ère Meiji (1868-1912), pris entre deux feux : celui de la tradition et celui d’une évolution forcée vers une certaine forme de progrès « à l’occidentale », faisant écho à des mutations déjà présentes dans le pays. Toutes les discussions et autres rencontres qui émaillent le roman illustrent ces deux facettes totalement opposées, sans jamais les nommer directement. Sôseki, passé maître dans l’art de l’ironie et de la subversion, n’en est pas à son coup d’essai : ces thématiques se trouvaient déjà dans ses romans précédents – par exemple, Je suis un chat (Wagahai wa neko de aru, 1905) ou Oreiller d’herbes (Kusamakura, 1906). Dôya, à cet égard, est décrit comme un homme de bien et fait montre de deux aspects diamétralement opposés : d’un côté, c’est un brillant esprit, parfaitement lucide sur le monde ; de l’autre, il montre un incroyable mépris envers sa femme. S’il est sans doute le personnage qui ressemble le plus à l’auteur du roman, dans son attachement à certaines traditions, il en illustre également les mauvais côtés. Quant à Nakano et Takayanagi, ils ont beau être deux meilleurs amis inséparables, ils s’avèrent tellement différents l’un de l’autre. Pourtant, ils parviennent à s’équilibrer et à trouver une façon d’avancer dans leur amitié. On pourrait simplifier le parallèle en disant qu’ils sont l’image de ce Japon en pleine mutation : Nakana représenterait la modernité et cet esprit tourné vers l’Occident, tandis que Takayanagi évoque plutôt la classe moyenne, voire pauvre, et la tradition. Une tension qui existe encore aujourd’hui et définit sans doute en grande partie le pays du Soleil Levant. L’écriture de Sôseki, que la traduction signée Elisabeth Suetsugu respecte d’ailleurs très bien, oscille elle aussi entre ces deux facettes : de nombreux mots en langue originale sont conservés, notamment pour décrire les vêtements des personnages ou des éléments issus de certaines traditions, alors que d’autres passages sont empreints d’une telle modernité qu’on se demande si Rafales d’automne date de 1908 ou des années 90….
« Croire que le fait d’appartenir au même établissement suffit à façonner des caractères d’égal niveau est une erreur de jugement, qui revient à prendre le système éducatif pour l’essence même de l’éducation ! Si les étudiants sortis de la même université étaient tous d’égal niveau, soit ils laisseraient tous leur nom à la postérité, soit ils seraient tous voués à l’oubli ! » (p. 167)
On peut voir à travers l’évolution de Takayanagi et Nakano une forme de quête de soi, mais sans idéalisation, ni optimisme. Dôya représenterait alors l’achèvement de celle-ci et, s’il est un homme de bien, il n’en est pas heureux pour autant. Son discours final met ainsi en avant l’inégalité des chances et le rôle prépondérant de l’argent dans la réussite sociale. C’est en cela qu’il critique le Japon de son époque, mais son discours semble parfaitement s’accorder avec nos sociétés de 2023 : l’argent aide à déterminer ce qu’on deviendra. Sôseki, comme Dôya et Takayanagi, s’élève contre cet état de fait. Les Rafales d’automne du titre sont celles du mois de novembre, qui doivent annoncer un changement – ou du moins l’envie d’une révolution. Car le chant desquelles elles sont tirées n’inspire guère à l’optimise :
« Un papillon blanc sur une fleur blanche
Un petit papillon sur une petite fleur
Vole en tous sens
Vole en tous sens
Un long chagrin défait
La longue chevelure
La noire tristesse
Assombrit encore la noire chevelure
Cheveux épars
Cheveux épars
Vainement soufflent
Les rafales d’automne
A quoi bon vivre ici-bas
Papillon blanc et cheveux noirs
Que le vent emporte » (p. 129)
Fabien Imhof
Référence :
Sôseki, Rafales d’automne, traduit du japonais par Elisabeth Suetsugu, 2015 [1908], Picquier poche, 253 p.
Pour aller plus loin :
Pierre-François Souyri, Moderne sans être occidental. Aux origines du Japon d’aujourd’hui, Paris, Gallimard, coll. NRF, 2016, 490p.
Photo : © Fabien Imhof