Les réverbères : arts vivants

Du théâtre au cinéma, de la Russie au Brésil : comment changer ?

Les Trois Sœurs de Tchekhov prennent place entre la Comédie et le Cinérama Empire, dans une adaptation bouleversante signée Christiane Jatahy, mêlant théâtre et cinéma. Un dispositif original qui pose la question du changement. C’est What if they went to Moscow ? et c’est jusqu’à samedi.

Les Trois Sœurs, Macha – renommée Maria dans cette version – Olga et Irina vivent avec leur frère et sa femme dans la demeure paternelle, en pleine campagne russe. La pièce débute le jour des 20 ans d’Irina, un an jour pour jour après le décès du père. Un rêve les anime : retourner à Moscou et retrouver leur vie heureuse d’avant. Une utopie, vous avez dit ?

What if they went to Moscow ? Fallait-il partir pour qu’un changement s’opère et que cette vie terne ne s’embrase à nouveau ? Non. Le changement s’opère en elles et autour d’elles, dans les choix de Christiane Jatahy : le russe devient portugais du Brésil, la scène se divise entre théâtre et cinéma, entre lesquels le public sera amené à passer, selon où il a débuté la soirée. Tout vacille, on aime. Le public les suit dans leur demeure, se questionnant sur le changement, sur le rapport au temps et à l’espace, tour à tour contractés puis dilatés à souhait, selon qu’on assiste à la pièce dans la Grande salle de la Comédie ou au film en direct au Cinérama Empire.

Théâtre et cinéma, indissociables et complémentaires

Ce qui fait de What if they went to Moscow ? un spectacle unique, c’est ce mélange entre les deux médias, qui se complètent pour offrir au spectateur une expérience inédite et bouleversante. D’abord, le contenu diffère. Si le film et la pièce vibrent de la même trame et dans la pièce, le regard varie : le film permet, par le choix des plans, des zooms et autres effets qui lui sont propres, de concentrer la focalisation du spectateur sur une scène en train de se dérouler, lui donnant plus d’importance qu’à une autre. Il permet aussi de montrer des scènes hors de la salle de théâtre, que le spectateur de la Comédie ne peut voir. À l’inverse, sur la scène, le spectateur voit tout. Rien n’est fait pour donner l’illusion de réel – bien plus, on en montre les sous-couches, les multiples apparitions, le travail sur le temps et l’espace  : les décors sont montés sur des rails visibles, les techniciens/cameramen/comédiens se déplacent sur la scène comme sur un plateau de tournage. Rien n’est donc caché : le spectateur voit toutes les ficelles, révélant le côté artificiel – n’y voyez rien de négatif – du cinéma, qui choisit de montrer certaines choses et pas d’autres.

La grande  surprise, c’est la chute du quatrième mur au théâtre. Précisons ici que j’ai d’abord assisté au film, durant lequel j’ai pensé que, lorsque les trois sœurs sont à table, elles s’adressent à leurs invités, peut-être imaginés. En entrant dans la Grande salle de la Comédie, j’ai bien vite compris que j’allais devenir un de ces invités. Olga sert aux spectateurs un verre de jus d’orange, de champagne ou de vin rouge, avant de faire passer les petits fours prévus pour les convives. Pendant que des scènes sont tournées ailleurs – en fond de plateau ou en-dehors de la salle – les personnages – ou est-ce les comédiennes ? On ne sait plus vraiment – s’adressent au public, invitent les spectateurs à les rejoindre sur scène, le temps d’une danse ou d’une conversation, si bien qu’on ne sait plus si on est dans la Russie tchekhovienne, dans le Rio de Christiane Jatahy, ou dans notre belle Genève. Ce dispositif particulier exacerbe le côté intimiste du théâtre et amène une nouvelle distorsion du temps et de l’espace : tout cela pourrait se passer n’importe où, ces trois sœurs pourraient être n’importe qui.

Si je devais dire en un mot ce qui m’a plus dans ce spectacle, je dirais que c’est sa complexité, dont on ne peut se rendre compte sans y assister. Par leur complémentarité, le théâtre et le cinéma font passer le spectateur par tout un tas d’émotions. La voix off d’Olga devient monologue adressé au public, la détresse de ces trois sœurs s’entend dans leur voix, se lit dans leur regards, alors que le filtre de la caméra disparaît pour faire place à l’intimité des planches.

Le changement en questions

Le spectacle soulève des questions cruciales : comment faire pour changer ? Et si elles étaient allées à Moscou ? Est-on en train d’assister à une pièce, à un film, aux deux ? À cet égard, je me suis longtemps posé la question de la symbolique de ce bassin rempli d’eau, dans lesquels les comédiennes plongent à certains moments du spectacle. Les trois sœurs comparent le changement au moment où on est au bout du plongeoir, hésitant à sauter, à se jeter à l’eau, à changer. Maria dit à un moment : « Changer, c’est mourir un peu. ». Le bassin n’est pas perçu de la même manière qu’on soit au théâtre ou au cinéma. Dans un cas, il ne bouge pas et garde ses dimensions, dans l’autre, il est tantôt grand, tantôt petit, on l’assimile à la piscine, à la mer, à une baignoire ou tant d’autres choses. L’eau, comme le cinéma, ne cesse de se renouveler.

What if they went to Moscow ? pose toutes ces questions et bien d’autres, dans un spectacle bouleversant, porté par les  trois formidables comédiennes que sont Isabel Teixeira, Julia Bernat et Stella Rabello, si bien que l’on se demande avec engouement : « Et si ça avait été différent, qu’est-ce qui aurait été différent ? »[1]

Fabien Imhof

Infos pratiques :

What if they went to Moscow ? d’après Les Trois Soeurs de Anton Tchekhov, du 29 octobre au 3 novembre 2018 à la Comédie de Genève et au Cinérama Empire

Adaptation, scénario et montage : Christiane Jatahy

Avec Isabel Teixiera, Julia Bernat et Stella Rabello

https://www.comedie.ch/fr/programme/spectacles/what-if-they-went-to-moscow

Photos : ©Aline Macedo

[1] Laetitia Barras, Le jour où j’ai tué un chat. Cette question m’est revenue tout au long de la pièce.

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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