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Duel au sommet entre Diogène et le Joker

À la Parfumerie, Serge Martin et José Lillo imaginent un dialogue fictif, traversant les siècles, entre Diogène, philosophe du cynisme et Arthur Fleck, alias le Joker, dans toute sa folie. Tire-toi de mon soleil, c’est l’adresse qu’ils font aux grand-es de ce monde, pour leur demander d’en revoir le partage. À voir jusqu’au 16 novembre.

Tout commence par le voyage temporel de Diogène (Serge Martin). À l’aide d’un astucieux jeu de projections d’image et de son, accompagnés de miroirs et de tulles qui constituent le dispositif scénique, le philosophe apparaît tel un avatar numérique, avec les bugs d’image et de son que cela implique. On ne peut que souligner d’emblée le magnifique travail de Cornélius Spaeter à la scénographie, de Luca Kasper pour les images, de Renato Campora et Jean Sottas aux lumières, et d’Alice Nimier à la conception sonore. Diogène, donc, narre son parcours, sa philosophie cynique, en comparaison avec ce que le terme est devenu aujourd’hui, sa vie de pauvreté… Puis, on ne sait trop comment, Arthur Fleck (José Lillo) est aussi convoqué sur la scène. On le retrouve dans toute sa folie, avec son trouble de la personnalité narcissique accompagné de délires psychotiques et qui propose, de prime abord, un discours bien différent de celui du philosophe. Mais lui aussi représente les laissés-pour-compte, hors de la norme. Ensemble, au fil du dialogue, ils poseront un constat implacable sur le monde, avec la volonté de changer tout cela, si c’est encore possible.

Conte philosophique complexe

La formule consacrée qui a inspiré le titre de la pièce est une adresse de Diogène à Alexandre le Grand, qui lui aurait dit « Ôte-toi de mon soleil », après que ce dernier lui ait demandé ce qu’il désirait. La voici mise au goût du jour et prononcée à plusieurs reprises par Arthur envers Diogène. On peut y percevoir une forme d’ironie – oserait-on dire de cynisme ? – tout en illustrant la grande compétence du Joker au sujet du philosophe. L’apparente opposition initiale, et la complexité qui s’ensuivra sont donc marquées subtilement dès le départ. Le dialogue qui suivra entre les deux hommes abordera de nombreux sujets actuels, passés, mais surtout cycliques et intemporels, tels la guerre, la pauvreté, les inégalités, la violence… D’où le lien entre les deux époques régulièrement souligné par Diogène.

Dans le texte inspiré d’une dizaine de sources écrites et cinématographiques, les aphorismes semblent se succéder. Cela fait de Tire-toi de mon soleil une pièce complexe, profonde et hautement philosophique. Au cœur de celle-ci, on retrouve le cynisme. Fondée par Antisthène puis popularisée par Diogène, cette philosophie vise à renverser les valeurs dominantes, en proposant une vie plus subversive et jubilatoire, à travers la désinvolture et l’humilité. Aujourd’hui, on définit plutôt ce terme comme l’impudence, le mépris des règles morales et sociales. Et c’est là toute l’ironie soulignée par la pièce : alors qu’au départ, cela visait à s’opposer aux dominants, le cynisme, tel qu’on le perçoit actuellement, est l’outil employé par excellence par les classes dirigeantes pour se moquer des plus démuni-es… C’est sans doute la dimension principale qu’on retient de ce texte extrêmement dense. Chacun-e en gardera une bribe ou une autre, selon les thèmes qui l’ont le plus marqué-e. La force du propos est de tourner les formules de manière globalisante, tels des aphorismes, pour ne jamais nommer – à l’exception peut-être d’une scène ou Trump est mentionné – et laisser une part d’interprétation aux spectateur/trices.

Des grands acteurs

Diogène et le Joker, sur scène, assument totalement la part de fictionnalité. Ils jouent d’ailleurs sur les codes du théâtre, dont Diogène n’hésite pas à rappeler l’étymologie : theatron, de théaô, « voir », désignant d’abord les gradins d’où le public assistait aux représentations. « Voir », c’est bien ce qui nous est donné dans Tire-toi de mon soleil. Les deux complices s’amusent d’ailleurs du fait de se retrouver sur une scène genevoise en 2025 pour parler de cynisme. La scène devient alors le lieu d’expression par excellence, et Diogène n’hésite pas à s’adresser au public façon one-man-show, pendant qu’Arthur se grime petit à petit en Joker, pour venir raconter ses blagues au micro, à l’image de ce qu’il fait dans le film de Todd Philipps. Et pour accentuer le lien avec Diogène, le voici entouré de sacs poubelle, à la manière des personnes souffrant du « syndrome de Diogène », dépeints d’ailleurs en 1984 dans le film Ôte-toi de mon soleil. Une autre manière de nous montrer que les significations évoluent avec le temps, ce qui provoque de fait la colère de Diogène, qui prônait plus le dénuement que l’accumulation.

Le jeu de José Lillo semble s’inspirer de la performance de Joaquin Phoenix dans Joker. On pense surtout à ce rire qui vient régulièrement ponctuer ses interventions, fort, aigu, puis étouffé, pour en illustrer le côté incontrôlable. Sans tomber dans une imitation ou une parodie, le comédien s’empare du personnage avec toute la verve qui s’impose. La perruque, rappelant les clowns tels qu’on les imagine, nous paraît d’abord moins convaincante, alors que tout le reste est un sans-faute. Puis le propos vient nous expliquer ce choix de Katrine Zingg, en charge des perruques et du maquillage : face à la déchéance de ce monde, que restera-t-il à la fin, sinon des clowns ? Parce qu’à part en rire, il ne reste peut-être plus grand-chose à faire. En face de ce Joker, Serge Martin fait encore une fois démonstration de son impeccable élocution, en jouant aussi parfaitement sur les bugs, dont on ne sait parfois pas s’ils ont été ajoutés en post-production pour les parties projetées ou s’ils sont réalisés en direct par la performance de l’acteur. Son impressionnant débit évoque l’éloquence de Diogène, dont les propos, comme lui dans le spectacle, ont traversé les siècles.

Au final, on ressort de Tire-toi de mon soleil avec beaucoup de matière à digérer. Mais on y pense longuement, et malgré la complexité apparente, on se rend compte qu’on a reçu de nombreux messages à travers ce texte intense et dense. Et c’est peut-être le principal, de sentir ces petites graines plantées en nous, qui ne demandent qu’à germer à travers la réflexion qui s’ensuit inévitablement.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Tire-toi de mon soleil, de Serge Martin, du 4 au 16 novembre 2025 à La Parfumerie.

Mise en scène : Serge Martin

Avec José Lillo et Serge Martin

https://www.laparfumerie.ch/evenement/tire-toi-de-mon-soleil-theatre-ecart/

Photos : ©Audrey Croisier

Fabien Imhof

Co-fondateur de la Pépinière, il s’occupe principalement du pôle Réverbères. Spectateur et lecteur passionné, il vous fera voyager à travers les spectacles et mises en scène des théâtres de la région, et vous fera découvrir différentes œuvres cinématographiques et autres pépites littéraires.

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