Les réverbères : arts vivants

La vie devant toi

Ce samedi premier novembre, je me suis rendue au BFM pour une représentation hors-du-temps, Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran d’Éric-Emmanuel Schmitt, un éblouissement pour les oreilles et pour le cœur.  

Il était une fois le blues dans la rue Bleue 

Roman d’apprentissage et petit véritable bijou de la littérature contemporaine, Monsieur Ibrahim et les Fleurs du Coran a été magnifiquement adapté au Bâtiment des Forces Motrices par Anne Bourgeois, metteuse en scène hors-pair, qui interprète sur scène avec tendresse ce petit conte moderne des cités de Paris. Pensant dans un premier temps que la tête d’Éric-Emmanuel Schmitt n’était là que pour vendre le spectacle, j’ai été agréablement surprise de découvrir le romancier sur l’estrade en chair et en os, interprétant avec brio tous les personnages de son histoire. La mise en scène, sobre, avec un fond de clair de lune qui luit derrière l’acteur-auteur, invite le public à s’asseoir en tailleur autour du conteur, avec pour point de départ la rue Bleue à Paris, pour partir en tapis volant jusqu’à l’épicerie de « l’Arabe » du coin.  

Ce récit issu du roman éponyme paru en 2001 évoque la jeunesse de Moïse, surnommé Momo, un ado dont la mère est partie depuis la naissance et qui vit seul avec son père neurasthénique.  

Gamin en mal de repères, Momo fréquente la rue des galantes et vole dans les étalages. C’est lors d’un de ses passages à l’épicerie de « l’Arabe » du coin qu’il apprendra qu’il existe un monde qui va au-delà de la rue Bleue, de la rue Paradis et de la lourdeur de son quotidien. L’épicier « arabe », Monsieur Ibrahim, devient son ami, et très vite, il l’initiera à travers moult situations du quotidien à une notion que l’enfant ne pensait réservée qu’aux riches : le bonheur. 

Souris à la vie et la vie te sourira 

L’arme ultime de Monsieur Ibrahim face à tous les revers de l’existence ? Un franc sourire à chaque situation où l’on aurait toutes les raisons de faire la moue. Faire du charme ouvre plus de portes qu’une grimace ulcérée.  

Le sourire est un don de soi, faisceau directeur de la morale de l’histoire (s’il devait y en avoir uniquement une).   

« Ce que tu donnes, tu le gardes pour toujours » 

Cette phrase de Monsieur Ibrahim, citée de mémoire, est un proverbe soufi qu’il adresse à Momo à l’occasion d’une déconvenue amoureuse de l’adolescent. Il complète son bon mot consolateur par : « ce que tu gardes en toi est perdu à jamais ».  

Monsieur Ibrahim lui fait ainsi comprendre que le don rapporte plus que l’avarice. 

Le père de Moïse, lui, a une tout autre philosophie de vie : « L’argent est fait pour être gardé, pas dépensé ! », comme en témoigne la tirelire familiale pleine à craquer. 

Ce livre est ponctué de nombreuses références au soufisme, la branche de l’Islam à laquelle Monsieur Ibrahim s’identifie. La foi musulmane de Monsieur Ibrahim est un pilier à la fois dans son existence et indirectement dans les enseignements qu’il fait à Moïse (qui, piqué de curiosité pour ce monde qu’il pense « interdit » aux Juifs, demandera à lire son Coran).  

« Je sais ce qu’il y a dans mon Coran » 

Phrase lapidaire et récurrente, solution toute faite d’un escamoteur de mauvaises étoiles ou gnose sibylline, « Je sais ce qu’il y a dans mon Coran » pourrait s’apparenter à un mantra répété par un homme qui n’a lu qu’un seul livre. 

Popol, ou le complexe du dire 

Dès le début de la pièce, on comprend que Momo est une demi-portion comparée à « Popol », ce grand frère parfait rappelé sans cesse par le père de Momo. À force de comparaisons, Momo finira par dire au lecteur/spectateur : « Popol, c’est l’autre nom de ma nullité ».  

Ainsi, Moïse le « nul » comprendra, dès les prémisses de la pièce, qu’il ne sert à rien d’impressionner son père. Il sera toujours inférieur à Popol, alors autant ne plus faire d’effort. Son père, personnage froid et désincarné, n’exprimera pas un geste ou parole affectueuse envers son fils tout au long de la pièce jusqu’à son départ définitif, qui marquera le divorce irrévocable entre le père et le fils. 

« Papa », un mot qui ne veut pas toujours dire la même chose 

Le père adoptif de Momo, figure positive, solaire, qui l’invite au voyage, est le contre-pied du célibataire rabougri et dépressif incarné par le père bio. 

Quand Momo l’appellera pour la toute première fois « papa », il réalisera que la portée de ce mot ne résonne pas pareil selon à qui on fait référence. Il le dira avec une certaine légèreté au cours de l’achat d’une voiture de luxe accompagné de son fringuant nouveau père, puis le dira à tout va à pleins poumons !  

En tant que linguiste de formation, j’ai trouvé très intéressant de pouvoir expérimenter une fois de plus cette histoire de signifiant-signifié à travers une situation familiale douloureuse, marquant ainsi la réalité rhétorique du pouvoir réparateur du « mot » sur les « maux ». 

En bref… 

Je ne rentrerai pas dans une lecture littérale facile « peace and love » entre Juifs et Arabes, car je pense que cette œuvre va au-delà de cette sempiternelle dichotomie ; il s’agit avant tout d’un récit sur l’enfance, sur le bonheur, sur la figure du père, et sur ces liens qui font famille au-delà du sang, au-delà de la race et au-delà du reste. 

 Apolonia M.-E 

Infos pratiques : 

Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran, d’Éric-Emmanuel Schmitt, le 1er novembre 2025, au Bâtiment des Forces Motrices 

Mise en scène : Anne Bourgeois 

Avec Éric-Emmanuel Schmitt 

https://www.bfm.ch/fr/programme/monsieur-ibrahim-et-les-fleurs-du-coran-eric-emmanuel-schmitt?date=2025-11-01 

Photo : ©Rive gauche 

 

Apolonia M.-E.

Apolonia M.-E est une écrivaine et journaliste suisse. Lettreuse produit de la cuvée post-covid de l’UNIGE, Apolonia écrit pour la rubrique théâtre, littérature, et occasionnellement pond un sujet de société. Sinon, elle tient une passion particulière pour les cochons (vivants) et les jolis chapeaux.

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