Le banc : cinéma

En eaux troubles

Il y a des films qui se regardent, d’autres qui se vivent. The Chronology of Water, premier long-métrage de Kristen Stewart, appartient à cette seconde catégorie.

Une immersion sensorielle et brutale dans les méandres d’une mémoire traumatique, adaptée du récit autobiographique de Lidia Yuknavitch, La Mécanique des fluides. À travers le parcours chaotique d’une femme incestée et de son corps mis en écriture, le film de l’actrice américaine iconique, Kristen Stewart, est une œuvre organique et dérangeante, lyrique et incarnée.

Lidia, interprétée avec une intensité renversante par Imogen Poots, grandit dans un foyer miné par la violence et l’alcool. Abusée par son père, elle trouve dans la natation un refuge précaire, puis dans l’écriture une planche de salut. Le titre, The Chronology of Water, renvoie à cette idée d’une temporalité liquide, non linéaire, où les souvenirs remontent par vagues, par fragments. Le film épouse cette structure éclatée, refusant la chronologie traditionnelle au profit d’un flux de conscience tourmenté.

On entre dans The Chronology of Water comme on entre dans une eau glacée : d’un coup, sans préparation. En effet, Lidia Yuknavitch n’y raconte pas sa vie, elle la traverse à nouveau, à pleins poumons. L’enfance sous la coupe d’un père violent, la mère éteinte par l’alcool, la sœur aimée puis perdue, la natation comme seul refuge. Tout est vrai, mais rien n’est narré de façon linéaire. Le texte ondule, remonte à la surface, replonge. On nage dans une mémoire fracturée, à la fois poisseuse et lumineuse.

Chroniques du trauma

La cinéaste ne cherche pas à illustrer le livre dont elle inscrit en lettrages les chapitres au fil du film ; elle en fait l’expérience. L’inceste, jamais montré frontalement, est pourtant omniprésent. Il suinte dans nombre de plans, résonne dans les non-dits, hante le regard de Lidia. La scène quasi finale subsume cette approche subtile et déchirante : Lidia, devenue écrivaine, recueille son père (l’acteur germano-britannique Michael Epp, d’une rare justesse) après un accident.

Fragilisé et très diminué, en pyjama rouge, ignorant la présence du très jeune fils de Lidia jouant sur le tapis, ce père lui confie avoir « aimé la nouvelle sur la natation » écrite par sa fille mais ne pas sortir grandi du livre. Elle, en larmes. La haine, la peur, l’appréhension se mêlent à l’amour sincère qu’elle avouait en voix off bien plus tôt avoir eu pour son papa.

Ceci quand il était athlète puis peintre avant qu’il ne devienne son père abuseur et harceleur. Cette scène trahit aussi possiblement le souhait de l’accueillir malgré tout dans sa vie tout en lui confiant immédiatement partir pour New York. Elle le laisse à la charge de son ultime compagnon à la philosophie de vie bouddhiste empreint d’une calme détermination.

Corps-mémoire

Il faut parler de cette actrice. La Britannique Imogen Poots ne joue pas Lidia, elle la traverse. Son corps devient le lieu même du récit, un journal à ciel ouvert où s’impriment les cicatrices de l’enfance, les fuites, les rechutes, les tentatives de renaissance. Filmée en 16 mm, de très près, souvent trop près, elle incarne une héroïne en perpétuel déséquilibre, tantôt hargneuse, tantôt absente, tantôt enragée. Son regard parfois vide est celui d’une noyée.

La mise en scène épouse cet état d’hébétude. Stewart ne cherche jamais la ligne claire. Elle préfère les collisions de sensations, le montage heurté, le son saturé, les plans flottants. L’eau, omniprésente, devient langage. C’est l’élément du refuge, du souvenir, de la dissolution. Lidia nage pour fuir, pour survivre, pour exister. Mais même sous l’eau, les souffrances savent nager. Le traumatisme l’infiltre, la poursuit, la pénètre.

Troubles

L’habileté de l’écrivaine puis de la cinéaste est de ne pas faire de leur héroïne incestée et abusée, une victime, ni un personnage résilient suscitant l’empathie. Dans le garage familial, face à son père qui lui déclare alors qu’elle est adolescente « Je t’aime » avant de la traiter de « Salope », elle hurle « Dégage de mon chemin, fils de pute ». Elle maltraite et humilie jusqu’à plus soif son premier amant, un chanteur et guitariste country mélancolique faisant songer de loin en loin à Nick Drake, auteur-compositeur-interprète et musicien britannique.

Mais le jeune homme est trop gentil, passif et compréhensif. Après l’avoir littéralement instrumentalisé pour son désir de baise et violé (il n’est au début pas du tout consentant et le fait savoir), elle ira jusqu’à lui décrocher un crochet du droit dans le nez. Avant de lui baver dessus en état d’ivresse comme une gamine se félicitant de sa blague inepte. « Je lui demande pardon », dit en substance Lidia en voix off. C’est un peu court.

Son égotisme infantile et capricieux furieusement et péniblement velléitaire s’illustre encore tandis qu’une jeune adolescente timide et vierge qu’elle déflore récoltant son premier sang de sa main lui avoue : « Je t’aime ». La déclaration hantée par le souvenir de l’abus paternel lui vaut un refus immédiat et sans appel.

Corps de l’écriture

Lidia, après la nage, après le sexe, après l’alcool et la drogue, trouve un autre moyen de survivre : l’écriture. Le film tout entier semble converger vers cette issue. C’est là que le cinéma rejoint la littérature. Le film ne cherche pas à reconstituer une réalité factuelle, mais à traduire un état intérieur. À travers le montage, le mixage sonore, la voix off, il met en scène la tentative de reprendre possession de son récit.

L’évolution de Lidia est ainsi jalonnée de lectures fondatrices. Enfant, elle découvre Jeanne d’Arc de Vita Sackville-West, une biographie qui dresse le portrait d’une femme courageuse, indépendante, en lutte contre les pouvoirs établis. À l’université, elle se confronte à The Sound and the Fury de William Faulkner, dont la structure éclatée et le traitement de la mémoire influencent sa propre écriture.

Puis vient Empire of the Senseless de Kathy Acker, roman radical et transgressif qui lui offre une « autorisation » d’écrire sans filtre, de déconstruire les normes. Ces influences ne sont pas anecdotiques. Elles dessinent une généalogie littéraire où l’écriture devient à la fois arme et refuge, un moyen de reprendre possession de son histoire.

Caméra sensorielle

Kristen Stewart ne filme pas, elle sculpte la matière. Dans une note d’intention, elle confie avoir voulu un film « avec une pulsation très directe : un montage rapide, un son immaculé, un rythme qui prend aux tripes ». Le résultat est là : une œuvre viscérale, tournée épisodiquement en 16 mm, où la caméra colle à la peau, capte les fluides (sang, urine, cyprine), les frémissements, les silences.

Le son, travaillé comme une partition, fait entendre l’indicible : une braguette qu’on baisse, un souffle coupé, le bourdonnement de l’eau, la mine de crayon qui se brise, un leitmotiv sans cesse remis sur le métier. Stewart assume un style saturé, parfois à la limite de « l’hystérie », mais ce chaos formel est le reflet d’un esprit en lutte. Elle ne cherche pas à plaire, mais à rendre justice à la vérité de Lidia.

Bondage « thérapeutique »

Dans le rôle d’une dominatrice « bienveillante », Kim Gordon, co-fondatrice du groupe rock alternatif new yorkais Sonic Youth. Elle faisait déjà une apparition dans Last Days de Gus Van Sant, fiction sur les ultimes journées d’un double de Kurt Cobain. Ici dans le rôle d’une photographe et performeuse lisant un texte inédit de Lidia en public, elle apporte au film une présence déconcertante d’initiatrice. Son personnage, sobre, distancié et ironique, incarne une forme de possible libération ambiguë et ritualisée par le corps et la ritualisation de la douleur.

Avec l’accord explicite de Lidia qu’elle a ligaturée dans une pratique bondage, elle la fouette en invitant la jeune écrivaine à concentrer sa douleur. L’acte lui-même n’est, comme toujours chez Stewart, pas montré à l’écran. Seules subsistent les traces rougeâtres de la lanière sur les cuisses de Lidia. Kim Gordon, figure iconique de la scène alternative, prolonge ici l’esprit de rébellion qui habite le film.

The Chronology of Water n’est pas un film facile. Il dérange, submerge, épuise. Mais il faut des œuvres comme celle-ci, qui refusent le silence et la complaisance. En adaptant le récit de Lidia Yuknavitch, Kristen Stewart ne se contente pas de réaliser un premier film : elle pose un geste artistique et politique. Elle rappelle que l’écriture, comme le cinéma, peut être un acte de résistance. Une manière de respirer sous l’eau, et de survivre.

Bertrand Tappolet

Référence :

The Chronology of Water, réalisé par Kristen Stewart, d’après le roman éponyme de Lidia Yuknavitch, USA, 2025, diffusé dans le cadre du GIFF, Genève.

Avec Imogen Poots, Thora Birch, Jim Belushi, Charles Carrick, Tom Sturridge, Susanna Flood, Esme Creed Miles, Kim Gordon, Michael Epp

Photo : ©Les Films du Losange

Bertrand Tappolet

On l’aura aperçu, entendu, peut-être lu, sans jamais vraiment le connaître. Journaliste et critique depuis bien des lunes, il s’enracine dans plus de 7000 articles, portraits et entretiens. Mais il préfère souvent la souplesse d’une jeune pousse, l’élan d’un bourgeon, et la liberté d’essaimer qu’offre la pépinière des curiosités. Photographie, arts vivants — danse, théâtre, performance, musique, opéra —, cinéma et séries : il chemine d’une clairière à l’autre, franchit les lisières, croise les espèces artistiques comme autant de feuillages à observer, comprendre et respirer. On lui a demandé de se présenter à la troisième personne. Ainsi s’exprime-t-il, à la manière d’un arbre qui se souvient du vent. Ou d’Alain Delon.

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