Les réverbères : arts vivants

Et si les rôles étaient inversés ?

En ouverture de la Scène vagabonde festival, Valentin Rossier reprend sa mise en scène de L’île des esclaves de Marivaux. Si le texte original ne change pas, le choix de l’univers dans lequel il place les personnages à tout pour surprendre. À voir encore à la Scène Caecilia jusqu’au 24 juin.

Le seigneur Iphicrate et son serviteur Arlequin échouent sur une île. Bien vite, ils comprennent qu’ils sont sur L’île des esclaves, un endroit où les rôles sont inversés et où les esclaves ont pris le pouvoir. Trivelin, gouverneur des lieux, les force donc à échanger leurs rôles. Ils font ensuite la connaissance d’Euphrosine et Cléanthis, qui sont dans la même situation. Dans ce qui devient un véritable jeu de rôle, Marivaux cherche à explorer la nature humaine. Ça, c’est pour la version originale. Valentin Rossier, sans rien toucher au texte, le reprend à sa sauce pour envisager les mêmes questionnements, d’une toute autre manière…

Comme une expérience scientifique

La mise en scène prend un parti scientifique : moment de psychanalyse avec des patients d’un hôpital ? Expérience sous forme de jeu de rôle ? On ne sait trop, et seuls les costumes et le décor nous offrent des indices. Les personnages débarquent ainsi sur la scène vêtus d’uniformes rouges, ressemblant à ceux d’infirmier·ère·s ou de patients, Trivelin se différenciant par la blouse blanche qu’il porte. Au centre de la scène trône une table, avec trois chaises autour. À jardin, une fontaine à eau, à laquelle Trivelin va régulièrement se servir. Sur la table, on retrouve un magnétophone, destiné à enregistrer les propos des participants à l’expérience, en vue de la recherche menée par le gouverneur devenu ici psychanalyste.

Par ce choix fort, Valentin Rossier change complètement la perspective, pour l’inscrire dans une approche plus moderne de cette pièce en un acte, qui devient une véritable expérience sociale. Le propose résonne d’ailleurs fort dans notre société où l’individualisme prime, où les appels à la décroissance et à l’égalité – entre genres ou entre classes, d’ailleurs – sont légion. Voici donc un exercice particulièrement relevé que de se mettre à la place de l’autre. Sans rien divulgâcher, on peut tout de même vous dire que cela sera un échec, même si Arlequin et Cléanthis, devenu·e·s maître et maîtresse prennent beaucoup de plaisir à imiter Iphicrate et Euphrosine. Sans donner de résultat ou d’explication à cette expérience, Valentin Rossier, comme Marivaux, explore des pistes, recherche, pose des questions. À chacun·e ensuite d’en faire l’interprétation qu’iel souhaite…

Travailler l’empathie

La résolution de la pièce agit comme un miroir de nous-mêmes : nous sommes bien souvent inconscient·e·s de notre propre comportement et des effets qu’il peut avoir sur autrui. Lorsqu’on en devient victime, comme le sont Iphicrate et Euphrosine, à qui rien n’est épargné, la prise de conscience peut parfois être violente. Mais attention, l’inverse est aussi vrai ! Les deux esclaves, s’iels commencent par s’amuser et rire des jeux de séduction bourgeois auxquels iels s’essaient, se rendent vite compte que la vie n’est pas composée que de de luxure et de plaisir. La véritable nature de chacun·e refait vite surface. Le fait de s’être mis à la place de l’autre pendant un temps permet de créer une certaine empathie et de mieux comprendre les rôles de chacun·e : une manière peut-être d’éviter de juger trop hâtivement.

Au final, on se dit qu’on devrait s’inspirer de cette expérience et en faire de même, afin de se remettre parfois en question, mais aussi de revoir notre jugement sur autrui. Car le questionnement amené par Marivaux, dans son écriture si brillante, concerne à la fois notre regard sur nous-même, mais aussi sur les autres. Ce que Valentin Rossier et sa troupe ont parfaitement saisi et ont su retranscrire, pour faire rire, tout en nous amenant à réfléchir. Le théâtre comme expérience sociale, voilà une expression qui prend tout son sens ici.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

L’île des esclaves, de Marivaux, à la Scène Caecilia, dans le cadre de la Scène vagabonde festival, du 9 au 24 juin 2023.

Mise en scène : Valentin Rossier

Avec Marie Druc, Camille Figuereo, Juan Antonio Crespillo, Lionel Brady et Valentin Rossier

https://scenevagabonde.ch/lile-des-esclaves-2/

Photos : © Carole Parodi

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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