Expérience de pensée dans Quand viendra la vague
La Pépinière poursuit son partenariat avec les Scènes du Grütli en vous emmenant sur le rocher qui constituera le décor de Quand viendra la vague. Un texte d’Alice Zeniter adapté et mis en scène par Lefki Papachrysostomou, pour interroger la crise climatique, mais aussi celles du couple.
Lorsque j’entre dans la salle du 2ème étage de la Maison des Arts du Grütli, j’aperçois Verena Lopes et Simon Labarrière au sommet d’un rocher. Le sol autour est jonché de perruques, alors que les deux comédien·ne·s répètent une scène clé du spectacle : Letizia (Verena Lopes) incarne un promoteur qui veut racheter la bergerie de Matteo (Simon Labarrière), qui refuse. Cette scène résume bien le spectacle : alors qu’une vague est annoncée et que le sommet sur lequel vit le couple Letizia-Matteo sera l’un des seuls refuges pour l’humanité, iels jouent des rôles et tentent de décider qui il faudra sauver. Le jeu deviendra au fur et à mesure un moyen de communiquer et surtout de survivre.
Durant la répétition de cette scène, Lefki Papachrysostomou intervient régulièrement pour retravailler avec les comédien·ne·s les intentions, la gestuelle, la voix, les regards, en se tenant au plus près de l’action. Iels proposent des choses, et les trois en discutent, dans un véritable processus d’échange, alors que nous en sommes encore à une étape de recherche. On réfléchit aussi aux accessoires et artifices, en imaginant les transitions qui suivront et les changements de personnages. Pendant ce temps, Léon Boesch effectue quelques réglages sur la musique d’ambiance qui accompagnera la scène, tandis que David Kretonic teste des lumières, joue sur les intensités, installant et réglant des éléments autour de la scénographie. Cette répétition nous permet de voir à quel point tous les éléments doivent être pensés, pour ensuite être mis ensemble et former un tout cohérent, qui fait la magie du spectacle une fois les représentations débutées. L’objectif est de parvenir à un résultat cohérent, dans le jeu et la gestuelle comme dans les éléments de décor : il faut régler ce problème de rocher qui grince, changer d’échelle pour qu’elle colle mieux au rocher ou encore imaginer les déplacements… Pour ce faire, le travail en équipe est privilégié, et chacun·e peut proposer quelque chose, selon son ressenti, ce qu’iel voit. On rejoue alors la scène plusieurs fois, pour voir ce qui fonctionne ou non, jouer aussi sur le premier et le second plan, selon l’important que l’on veut donner à la réplique de chaque personnage.
Lefki Papachrysostomou nous confie d’ailleurs être très à l’écoute des comédien·ne·s. Elle arrive avec sa propre lecture du texte, ses réflexions, son approche des personnages, puis l’échange permet d’affiner, de voir les choses autrement, de tester certaines pistes… Elle n’impose ainsi qu’une vision globale de la pièce, mais tout le reste est affiné, à travers les ressentis des comédien·ne·s, mais en tenant aussi compte des avis du scénographe, du responsable des lumières, des deux musicien·ne·s, ou de la costumière. Son rôle est, et j’apprécie particulièrement la formule, de « prendre toutes les pelotes et d’en tirer les fils pour créer le tableau final », en laissant à chacun·e sa liberté, pour privilégier l’investissement. Comme elle le dit, si le public ressent cette liberté à la fin, c’est le summum de la réussite !
S’ancrer dans une réflexion plus large
Dans son adaptation, Lefki Papachrysostomou n’a rien touché aux mots d’Alice Zeniter. Elle a simplement choisi d’ajouter un duo de jeunes musicien·ne·s qui amène le point de vue de la jeunesse face à cette crise qui arrive. Ce qui est au centre de Quand viendra la vague, c’est cette opposition entre les deux personnages. Matteo est un misanthrope qui ne veut pardonner à personne et souhaite en quelque sorte faire table rase du passé. Letizia, au contraire, est une humaniste, qui voudrait sauver un maximum de monde pour tout recommencer sur de nouvelles bases. Elle incarne la force tranquille et la véritable leader du duo, loin de ce qu’on pourrait penser de prime abord.
Expérience philosophique
Nicolas Tavaglione, qui a apporté son regard de philosophe au spectacle, a d’ailleurs éclairé l’équipe sur le texte d’Alice Zeniter. L’autrice crée, à travers Quand viendra la vague, une véritable expérience de pensée mise en jeu. En plaçant ses deux personnages dans une situation fictive extrême – avec cette vague qui arrive et ce petit bout de sommet qui appartient au couple – elle les contraint à se poser une question toute simple : « On fera quoi lorsque tout le monde voudra se réfugier chez nous ? » Deux positions éthiques s’opposent dans ce dilemme moral irrésoluble : qui sauver ? Le coup de maître de l’autrice : aucune des deux réponses n’est la bonne, aucune leçon n’est donnée.
À cette question à laquelle on ne peut répondre, Alice Zeniter propose donc ce long dilemme, dans un texte à la fois poétique et ludique, basé sur un jeu entre les deux protagonistes. L’arrivée d’un mouflon (Laurent Annoni), seule espèce animale à avoir évolué, se veut toutefois rassurante sur cette fatalité qui accompagne le propos. En étant ensemble, ils ont survécu et se sont adaptés. Alice Zeniter nous offre donc une forme d’espoir dans un avenir qui passe par un lien avec le règne animal. Et c’est là que le dilemme, pour le couple, demeure irrésolu : s’il faut rester ensemble pour surmonter cette double crise – celle de la vague qui arrive et celle amoureuse – alors faut-il n’être ensemble que tous les deux, ou ensemble avec une partie de l’humanité ? On en revient à cette opposition a priori impossible à résoudre.
Un projet de longue date
Au départ, Lefki Papachrysostomou travaillait sur l’écriture d’un texte traitant d’un couple face aux diverses crises actuelles, qu’elle destinait aux deux comédien·ne·s du spectacle, elle est tombée sur le texte d’Alice Zeniter. Sa poésie, son humour, sa tendresse et sa pertinence l’ont imposé comme une évidence. Au-delà de cela, ce qui l’a intéressée immédiatement, c’est la dimension du jeu. Le couple propose une mise en abîme, non pas du théâtre, mais d’une réflexion bien plus large. Le jeu auquel iels jouent, en convoquant des personnages de leur vie ou fictifs, leur permet de se dire certaines choses, et de faire le tri, en sachant qu’iels ne pourront pas sauver tout le monde. La dimension philosophique de cette expérience est ainsi véritablement jouissive, dans la mesure où ce jeu est complètement assumé. La réalité se fond alors avec la fiction et laisse libre cours aux interprétations, qui ne sont jamais données par Alice Zeniter dans son texte. Dans le texte, lorsqu’un nouveau personnage est convoqué, l’autrice laisse le choix entre une véritable apparition du personnage ou une interprétation par l’un·e des deux protagonistes. Pour le mouflon, c’est différent, la seule indication présente étant « Un mouflon arrive. ». À ce moment-là, on comprend que le jeu leur échappe et qu’ils vont devoir se parler pour de vrai.
Après la pause et ce passionnant entretien avec la metteuse en scène, la répétition reprend, avec l’idée de traverser plusieurs scènes, en travaillant aussi autour de la musique et des transitions. Le régisseur est arrivé, pour pouvoir régler tout cela. La scène reprend donc avant que toutes les perruques ne se retrouvent au sol : la boucle est bouclée. Le promoteur débarque, et on retrouve la scène jouée à mon arrivée, où l’on bascule du jeu à une vérité plus profonde, qu’il faudra découvrir dès le 23 janvier sur les Scènes du Grütli.
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Quand viendra la vague, d’Alice Zeniter, du 23 janvier au 8 février aux Scènes du Grütli.
Mise en scène : Lefki Papachrysostomou
Jeu : Simon Labarrière, Verena Lopes, Laurent Annoni
Musique : Léon Boesch, Tess Giordano
Création lumière : David Kretonic
Scénographie : Christian Bovey
Costumes : Samantha Landragin
Composition : Léon Boesch
Ingénieur son : Graham Broomfield
Interlocuteur philosophique : Nicolas Tavaglione
https://grutli.ch/spectacle/quand-viendra-la-vague
Photos : ©Verena Lopes (photos en noir/blanc) et ©Lefki Papachrysostomou (photo en couleur)