Les réverbères : arts vivants

Fantaisie sous les étoiles

Prenez un magnifique domaine viticole juste après l’averse, dans la tiédeur d’un soir d’été. Adossez aux vieux murs de la bâtisse un décor de troubadours et conviez un public ravi à un spectacle pluridisciplinaire sur la naissance du plus grand génie francophone du monde du théâtre. Vous aurez alors les ingrédients d’un petit miracle, Le Miracle Molière, écrit et mis en scène par le charismatique Jacques Sallin et servi par une troupe à l’énergie communicative.

Quel plaisir que d’assister à un spectacle en plein air. Nous voici convenablement installé·e·s face à un décor réaliste qui reproduit une double scène. Là-haut, sur le chariot recyclé de la Michée[1], ce sera les planches du Palais-Royal sur lesquelles la troupe de l’Illustre Théâtre jouera quelques extraits bien sentis du Malade imaginaire. Au sol, entouré de panneaux montrant fenêtres et portes, ce sera l’appartement cossu du grand Corneille, lieu de rencontre des deux génies.

« Derrière chaque grand homme se cache une femme… » Cette citation attribuée à Talleyrand donne le ton du propos. Ici, la femme de Corneille et celle de Molière s’arrangent pour que leurs deux génies de maris unissent leur force et leur créativité. Molière a-t-il été l’unique auteur de ses pièces ? Corneille était-il son prête-plume ? Pierre aurait-il écrit les textes et Jean-Baptiste les auraient-ils farcisés ?

Cette légende urbaine née au début du XXe siècle est prétexte à l’écriture et à la réalisation de ce grand spectacle de troupe imaginé par l’infatigable Jacques Sallin. Celui-ci, dans une introduction didactique au public précise d’emblée que tout cela n’est qu’une fantaisie et que l’intérêt qu’il y a trouvé réside surtout dans les joutes oratoires théâtrales entre moliéristes et iconoclastes de l’affaire. Sans ces affrontements, la vie est morne, « le Titanic serait arrivé à bon port en trois jours et personne n’en aurait parlé… », dixit le grand Jacques.

Les oreilles charmées par un orchestre en live qui mériterait d’être encore plus mis en valeur (Ah, la voix de Barbara…), nous voici donc transporté·e·s au temps de Louis XIV en 1673.  Corneille voit passer sous ses fenêtres le cercueil de Molière qui vient de mourir peu de temps après avoir donné la quatrième représentation du Malade imaginaire. Ils se connaissaient depuis la fin des années quarante. D’abord en concurrence, leurs relations professionnelles s’améliorèrent avec les années. Pierre, de seize ans l’aîné de Jean-Baptiste, a le premier connu la gloire avant de céder la lumière au génie comique de celui qui allait devenir le plus grand de tous.

C’est sur cette base véridique que le public est entraîné dans l’histoire romancée de la rencontre des deux hommes par l’entremise de leurs femmes. Dans une succession de courtes scènes entrecoupées de chorégraphies contemporaines, cet ambitieux objet pluridisciplinaire brosse à grands traits les débuts de Molière, son lien avec Madeleine, la naissance de son génie comique et l’importance de sa troupe, au premier rang de laquelle se trouve son ami La Grange ainsi que la pulpeuse Armande. Les comédien·ne·s sont porté·e·s par la fine écriture de Jacques Sallin qui a su libérer ses alexandrins de toute lourdeur pour que le phrasé soit le plus naturel possible.

Quel bonheur aussi que cette scène du Cocu imaginaire, une des premières comédies de Molière. Les expressions de chaque acteur·ice ainsi que le travail clownesque associé à leur gestuelle redonnent avec beaucoup de justesse un double esprit : celui des tréteaux, influencé par la Commedia dell’arte. Bravo. C’est d’ailleurs lors de l’une des représentations de cette farce que Corneille, captivé par la créativité de son jeune collègue, va avoir envie de se rapprocher de lui. D’abord impressionné par la réputation de son aîné, Molière va peu à peu s’en affranchir dans des dialogues piquants qui montrent bien des visions radicalement différentes. Il poursuit donc l’auteur du Cid de ses sarcasmes, se réclamant quant à lui d’un théâtre du peuple qui montre les gens tels qu’ils sont. Corneille n’est pas en reste et s’associera même à la cabale contre l’École des Femmes. Il demeure que, dans la vie comme dans ce spectacle, nos deux compères s’enrichirent à l’évidence de leurs discussions animées sans que leurs œuvres ne se mélangent.

Ainsi, une heure quarante durant, le public assiste ravi à un spectacle de troupe. Et comme il est précieux car rare de pouvoir compter sur une équipe pour cela. Au-delà des performances textuelles impressionnantes des rôles principaux, on est surtout touché par l’envie, la solidarité et l’énergie communicative de cette troupe qui s’engage avec déraison dans ce qu’elle croit, à l’image de Molière et ses amis sur la route de Pézenas… Cette troupe, belle car bigarrée, nous offre ainsi un hommage généreux à l’incroyable parcours de celui qui est entré au Panthéon du Théâtre comme le premier d’entre tous. Le final du spectacle en atteste avec panache.

Chère troupe, merci donc pour la force de votre collectif, cela fait chaud au cœur. Merci de nous permettre de passer de délicieuses soirées entre culture, histoire, romance et raisin. A la vôtre donc, amis saltimbanques. À la santé de tous les rêveurs excessifs, d’antan, d’aujourd’hui et de demain qui savent, comme vous, travailler sérieusement sans se prendre au sérieux. Et redonner ses lettres de noblesse au mot « amateur » : celui qui aime ce qu’il fait.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Le Miracle Molière, à découvrir tout l’été dans différents domaines viticoles genevois.

Texte et mise en scène : Jacques Sallin

Chorégraphie : Antonio Gomes

Musique : Matthieu Bielser

Avec : Chaquib Ibnou-Zekri, Olivier Sidore, Serge Clopt, Maryline Bornet, Nathalie Gantelet, Myriam Siluvangi, Laurence Francisoz, Ioanna Vretakakou, Ludivine Favre-Heubi, Lea Batoua, Magali Bossi, Sylvie Bossi, Christophe Zimmermann et Barbara Goldenberg.

Décors : Eric Debonneville et Pierre Agoston

Tous les renseignements pour les lieux et les dates sur le site de la Cie de la Mouette.

Photos : © Mireille Vogel

[1] https://lapepinieregeneve.ch/?s=la+michée

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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