Farce et faux-semblants à la Shakespeare
Jusqu’au 15 octobre prochaine, le Crève-Cœur accueille La Comédie des erreurs, pièce la plus courte de Shakespeare, dans une mise en scène et une traduction inédite signées Eric Devanthéry. Gare aux apparences, elles pourraient bien être trompeuses…
Deux paires de jumeaux sont séparées par un naufrage dès leur plus jeune âge. Des années plus tard, à Éphèse comme à Syracuse, Dromio (Nadim Ahmed) sert Antipholus (Charles Mouron). Mais lorsque ceux de Syracuse débarquent à Éphèse, sans connaître l’existence des deux autres, la situation va prendre une tout autre tournure. À mesure des rencontres d’un maître avec l’autre valet, et inversement, des interventions de l’épouse Aemilia de l’un ou d’autres personnages, les quiproquos vont s’enchaîner. Finalement résolus, ils font tout le sel de cette Comédie des erreurs, dont l’histoire d’apparence simple se complexifie bien vite…
Comédie ou vaudeville ?
Les quiproquos sont typiques des vaudevilles. Quand on intègre à ceux-ci de potentiel·le·s amants et autres courtisanes, des cachotteries pas toujours volontaires, et une nouvelle traduction d’Eric Devanthéry qui fait la part belle aux jeux de mots – dont certains au caractères assez explicite sans tomber dans la lourdeur – on se demande si c’est du Shakespeare ou du Feydeau ! De cet esprit du vaudeville, Eric Devanthéry a gardé les portes qui s’ouvrent et se ferment sans arrêt, permettant aux personnages de s’échapper sans se croiser. Il fallait une certaine malice dans le choix de mise en scène pour gérer tous les changements rapides sur la petite scène du Crève-Cœur. Et même si les trois unités de temps, de lieu et d’action sont respectées, le défi n’en demeure pas moins complexe à relever ! Ces portes, et les deux rideaux côté cour et jardin sont particulièrement utiles pour les paires de jumeaux, qui peuvent parfois se cacher et, l’instant d’après, être sur le devant de la scène, dialoguant sans le savoir. On évoquera également ici Verena Lopes, qui endosse une multitude de rôles et peut ainsi sortir et revenir pour incarner quelqu’un de différent à chaque fois, sans changer de costume ! Si certaines codes du vaudeville nous viennent donc en tête, on se dit toutefois que La Comédie des erreurs va bien plus loin que cela. Rappelons aussi que l’écriture date quelque peu pour qu’on entre véritablement dans cet art…
Le choix de la modernité
En traduisant de manière inédite le texte de Shakespeare, Eric Devanthéry conserve des tournures de phrase d’époque, ainsi que le fond et la beauté de la langue mais en y injectant un vocabulaire parfois plus moderne, qui résonne ainsi bien avec notre époque et casse quelque peu la difficulté que l’on a parfois à entrer dans des traductions trop alambiquées et datées. Sans tomber dans une ultramodernité qui paraîtrait complètement anachronique, il choisit comme décor de simples cabines de plage, avec trois portes et deux rideaux. Symboliquement, ces lieux sont faits pour se changer et, si les personnages ne changent pas de costumes, leur personnalité diffère selon qu’ils viennent de Syracuse ou d’Éphèse. Exception faite bien sûr d’Aemilia (Rachel Gordy) et de sa sœur Adriana (Léonie Keller). Annoncés par une voix-off à chaque entrée, permettant de ne pas trop se perdre, les personnages sont habillés en polo, short, marcel, robe… présentant chacun une couleur unie qui correspond bien à leur rôle.
Dromio évolue par exemple en marcel et short bleus, symbole de loyauté et de vérité. Il reste ainsi toujours fidèle à son maître, malgré de mauvais traitements, et dit tout haut ce qu’il pense. On pense ici aux propos du Dromio de Syracuse sur la promise de celui d’Éphèse… Nadim Ahmed parvient d’ailleurs à jouer sur les subtiles différences entre les deux Dromio, si bien que, même sans la voix off, on reconnaîtrait lequel est lequel, même si tous les deux usent d’un ton souvent ironique, illustrant toute l’intelligence et la malignité de ce personnage. Leurs maîtres Antipholus sont quant à eux vêtus d’un polo, d’un short et d’une casquette rose, qui peuvent évoquer la séduction – l’un tente de séduire la sœur de l’autre, qui n’y comprend rien – mais aussi l’enfance, moment de la séparation entre les jumeaux et donc capital dans leur existence. On pourra aussi évoquer le pouvoir et la générosité de ce personnage, qui demeure facilement courroucé par les facéties de son valet ou de sa femme.
Parlons-en, d’ailleurs, de sa femme. Aemilia est vêtue d’une robe jaune, parfois surmontée d’un chapeau. On perçoit bien son côté dynamique, toujours en mouvement, ainsi que sa richesse, un des aspects qui ont séduit Antipholus… Mais le jaune est aussi la couleur de la tromperie, et pour cette femme jalouse – souvent à raison – on ne voit pas ce qui lui correspondrait mieux. Sa sœur, Adriana, n’est pas en reste, avec sa combinaison rouge-orange, entre passion et communication. Sa spontanéité et son envie de dire tout haut ce qu’elle pense tout bas lui offrent une certaine force, tout en pouvant par moments lui jouer des tours. On citera également ici le fait qu’elle ait toujours de la nourriture avec elle, comme pour occuper sa bouche à autre chose que dire ce qu’elle pense… Enfin, Verena Lopes et ses nombreux personnages est habillée de vert, couleur pourtant maudite au théâtre ! Un symbole de son côté trouble-fête ? Mais le vert est aussi la couleur de l’espérance et de la chance, et c’est bien par l’un de ses personnages que tout sera résolu à la fin…
Il nous faut enfin évoquer les brefs intermèdes musicaux, avec des chansons de variété interprétés par les comédien·ne·s et qui apportent une dimension symbolique à certaines scènes, appuyant sur une idée ou une autre. La pièce est d’ailleurs ouverte et close avec Wellerman (Sea Shanty), cette chanson de marins récemment remise au goût du jour par Nathan Evans et chantée ici à l’unisson par toute la troupe. Quand on se rappelle que tout cela est arrivé à cause d’un naufrage…
Fabien Imhof
Infos pratiques :
La Comédie des erreurs, de Sir William Shakespeare, traduite par Eric Devanthéry, du 19 septembre au 15 octobre 2023 au Théâtre le Crève-Cœur, puis reprise du 10 au 28 septembre 2024 au Théâtre Caecilia, dans le cadre de Scène Vagabonde Festival (Sabrina Martin y reprendra le rôle joué par Verena Lopes).
Mise en scène : Eric Devanthéry
Avec Nadim Ahmed, Rachel Gordy, Léonie Keller, Verena Lopes et Charles Mouron
https://lecrevecoeur.ch/spectacle/la-comedie-des-erreurs/
Photos : © Carole Parodi