Gershwin au Grand Théâtre : un époustouflant Américain à Paris !
En cette fin d’année, le Grand Théâtre de Genève nous transporte dans l’effervescence du Paris d’après-guerre. Adaptée du film de Vincente Minnelli, lui-même basé sur le poème symphonique de George Gershwin, Un Américain à Paris s’impose comme une comédie musicale tourbillonnante, où amour et art dansent à bout de souffle. Renversant !
Tout commence…
En 1928, le Carnegie Hall résonne pour la première fois des klaxons tonitruants qui marquent l’ouverture d’Un Américain à Paris. Gershwin y explore la Ville-Lumière au cours d’une flânerie qui le mène des boulevards encombrés à la mélancolie d’un parc, des notes cristallines du célesta à un plaintif solo de trompette, en passant par le dialogue joueur entre saxophones et cordes. À l’instar de Rhapsody in Blue, composé quatre ans auparavant, le compositeur mêle les sonorités du jazz à celle de la musique symphonique pour offrir une peinture singulière – celle d’un véritable paysage sonore. Vingt-trois ans plus tard, l’œuvre devient emblématique du film éponyme de Vincente Minnelli (six Oscars !), qui réunit Gene Kelly et Leslie Caron.
Il n’en fallait pas davantage à Christopher Wheeldon (mise en scène et chorégraphie) pour adapter ce classique à la scène. Sur un livret de Craig Lucas et des musiques des frères George et Ira Gershwin, la comédie musicale Un Américain à Paris est créée en 2014 au Châtelet, jouée à Broadway et récompensée par plusieurs Tony Awards. Si l’histoire demeure sensiblement la même que celle brossée par Minnelli, elle se déplace dans une période plus récente qui fait écho à nos conflits contemporains : celle de l’après-Seconde Guerre mondiale.

… à Paris, bien sûr !
Dans un Paris libéré où les privations se font encore sentir, la joie de vivre reprend peu à peu ses droits malgré la misère. Trois hommes y deviennent amis : Adam Hochberg (Etai Benson), pianiste et compositeur vétéran de 39-45 (à laquelle il doit sa jambe raide) ; Jerry Mulligan (Robbie Fairchild), peintre idéaliste qui se perd dans les rues de la capitale ; et Henri Baurel (Max von Essen), fils fortuné dont la famille cache plusieurs secrets liés à l’Occupation… Les deux premiers sont Américains, anciens GI ayant choisi de rester en Europe ; le troisième est Français et, sous ses dehors policés, est plus dur qu’il n’y paraît. Tous trois sont marqués par les arts – la musique pour Adam et Henri, qui collaborent à un numéro de cabaret (Henri rêve de faire carrière dans le chant, mais cache sa passion à ses parents) ; l’art plastique pour Jerry, qui se retrouve à travailler comme décorateur pour un ballet en préparation au Chatelet.
Leurs routes respectives, comme l’explique Adam (le narrateur de l’histoire), les amènent à croiser celle de Lise Dassin (Anna Rose O’Sullivan), une jeune et pétillante danseuse. Henri la connaît depuis longtemps et l’aime éperdument ; Adam voit en elle une muse à laquelle il craint de ne pouvoir accéder – mais c’est pour Jerry que le cœur de Lise bat le plus fort. C’est sans compter la riche mécène américaine Milo Davenport (Emily Ferranti), elle aussi tombée sous le charme de Jerry… et la mère d’Henri (Rebecca Eichenberger), qui verrait d’un bon œil que son fils se marie avec la belle. De fil en aiguille, d’audition en ballet, des Galeries Lafayette aux bords de la Seine, en passant par les salons bourgeois cossus ou les cabarets de Montmartre, tout ce beau petit monde se séduit, se défait, s’amuse, se console, se pardonne – s’aime.

Comme dans un tableau
Indéniablement, l’une des scènes les plus marquantes du film de 1951 est celle du ballet final, au cours duquel Jerry et Lise se retrouvent enfin. Chez Minnelli, ce dernier acte possédait un caractère pictural affirmé : les silhouettes parisiennes, personnages comme bâtiments, s’y trouvaient croquées comme dans une affiche de Toulouse Lautrec (celles du Moulin Rouge et du Chat Noir) ou une estampe d’Henri Rivière (Paysages Parisiens ou les Trente-six vues de la Tour Eiffel). La grande réussite visuelle d’Un Américain à Paris consiste à conserver cette patte qui fait écho aux ambitions artistiques de Jerry, à lui rendre hommage tout en lui imprimant une impulsion neuve. Aussi flamboyants que poétiques, la scénographie et les costumes signés Bob Crowley, réhaussés des lumières créées par Natasha Katz, s’inspirent des toiles de Matisse (pour le ballet final), mais évoquent aussi l’impressionnisme de Monnet (pour les bords de Seine), le cubisme de Miró, voire mêmes certaines gravures de Daumier pour le contour noir/blanc des bâtiments.
Nous sommes après la Libération – pourtant, il y a un petit quelque chose des Années Folles et des Avant-Gardes dans le caractère échevelé des cabarets où l’on s’encanaille : on s’attendrait presque à croiser Joséphine Baker au détour d’un tour de chant… Ce mélange se retrouve dans les costumes, la tenue des danseuses qui entourent Lise évoquant, par exemple, le ballet classique – mais aussi le french-cancan et les Folies Bergères, tout autant que les jupes amples des années 1950. Le tout ancre Un Américain à Paris dans une ambiance atemporelle, où l’imaginaire collectif lié à la Ville-Lumière se mêle sans heurts à certains épisodes de son histoire (Occupation et Résistance, thèmes centraux dans l’histoire de Lise et Henri).

Une partition sans anicroche
La partition visuelle d’Un Américain à Paris n’a pourtant rien d’un musée aux tableaux figés. Au contraire : elle se donne à voir comme l’évolution perpétuelle d’un tableau vivant. Les éléments de décors (balcon romantique, tables de cabaret, échappées des grands boulevards, …) s’y succèdent en tourbillonnant – descendus du plafond, tirés des coulisses, sur roulettes ou en projections, dans un ballet ininterrompu. Jamais superflu, le décor souligne les aspects comiques de l’intrigue, comme dans le tableau aux Galeries Lafayette ou lors de la panne de courant à Montmartre. Il instaure un cadre crédible à l’histoire (les pêcheurs des bords de Seine), fait écho aux états d’âmes des protagonistes (ainsi, dans la relation qu’Adam entretient avec son piano à queue, symbole de son inspiration en dents de scie). L’espace devient acteur à part entière de la pièce, ce qui n’est pas sans rappeler la manière dont Gershwin construit ses paysages sonores dans son poème symphonique.
Cette composition n’est d’ailleurs par la seule que l’on retrouve sous la direction du chef britannique Wayne Marshall. S’y croisent d’autres œuvres instrumentales – comme le Concerto in F (1925) ou la Second Rhapsody (1931)… sans oublier des chansons aux paroles écrites par Ira Gershwin, devenus de véritables standards de jazz : I Got Rhythm (dont la forme harmonique particulière, l’anatole, a fait florès depuis[1]) ou The Man I Love. L’OSR navigue avec bonheur dans l’orchestration signée Christopher Austin – avec quelques jolies surprises, comme lorsqu’on tend l’oreille pour entendre quelques notes d’accordéon… une chorégraphie aussi époustouflante dans la fosse que celle qui se donne à voir sur la scène !
Magali Bossi
Infos pratiques :
Un Américain à Paris, de George et Ira Gershwin, livret de Craig Lucas, au Grand Théâtre de Genève du 17 au 31 décembre 2025.
Mise en scène et chorégraphie : Christopher Wheeldon
Avec Robbie Fairchild, Anna Rose O’Sullivan, Emily Ferranti, Etai Benson, Max von Essen, Rebecca Eichenberger, Scott Willis, Julia Nagle et Todd Talbot
https://www.gtg.ch/saison-25-26/un-americain-a-paris/
Photos : ©Grégory Batardon
[1] L’anatole se présente comme une succession d’accords I-VI-II-V (le I étant basé sur la tonalité du morceau, quelle qu’elle soit, qu’on appelle la tonique). Il est très largement utilisé en jazz jusqu’à aujourd’hui.
