Les réverbères : arts vivants

Grande performance et prouesse technique

Si Le colonel des Zouaves tourne depuis 23 ans, c’est grâce à son succès auprès du public. Dans ce monologue hors norme et à plusieurs voix, le comédien Laurent Poitrenaux se démultiplie et se met au service du texte d’Olivier Cadiot. C’était à voir à Saint-Gervais jusqu’au 31 octobre.

Sur la scène, Laurent Poitrenaux se dresse dans son costume tout gris. Stoïque, il incarne le domestique d’une maison de maître dont les pensées deviennent frénétiques. À mesure que le service avance, il se refait le plan de la soirée, point par point, dans sa tête. C’est d’abord son inconscient que le public entend, ce qu’il ne dit pas. Par bribes, on intercepte également, comme lui, quelques éléments de la conversation des invités. Bien vite, la pensée n’est plus contrôlable et Laurent Poitrenaux devient tour à tour contorsionniste de l’art ménager, coureur de fond, espion d’une tablée d’invités mondains qu’il exècre, colonel d’une armée de zouaves en papier mâché. Imagination débordante ou tentative par tous les moyens d’améliorer son service ? Certainement un peu des deux…

L’art de la démultiplication

On pourrait évoquer la schizophrénie, tant ce qui se passe dans la tête du personnage sur la scène part dans de nombreuses directions. On évoquera plutôt la dévotion à son métier, devenu un art. Comment faire pour que sa prestation soit parfaite ? Il faut pour cela que la discipline soit drastique, pour ne rien laisser au hasard. Chaque personnage dans la peau duquel le domestique se met lui permettra d’améliorer un aspect. L’espion lui donne une parfaite connaissance de ceux qu’il doit servir, pour ne jamais faire de bourde ; le marathonien apporte l’endurance nécessaire pour rester constant tout au long de la soirée ; le colonel représente la discipline à laquelle il faut s’astreindre pour éviter tout mouvement parasite… Mais comment montrer tout cela sans se déplacer sur la scène, tout cela se passant dans la tête du majordome ?

Pour ce faire, il y a d’abord le texte. Il a fallu passer du roman commandé par Ludovic Lagarde à Olivier Cadiot à un texte de théâtre. Ce travail de ciselage, effectué par le metteur en scène et son comédien, présente une finesse extraordinaire. Chaque personnage a son vocabulaire et sa façon de s’exprimer, différentes afin qu’on les distingue, tout en conservant des traits du domestique, puisque ce sont les personnalités qu’il s’invente. Mais cela n’est pas suffisant. C’est là que la mise en scène intervient, au niveau des enchaînements.

Les personnages se suivent sans véritablement de transition, mis à part des changements de lumière et de ton. On comprend rapidement quel personnage est en face de nous, mais encore faut-il saisir le lien entre les différentes scènes. Si celui n’est pas toujours clair, il crée un effet de perte chez le spectateur, qui doit alors faire un effort mental pour rassembler les pièces du puzzle. On en vient même à se demander si on assiste à plusieurs histoires en parallèle… ou si elles sont véritablement toutes reliées. Sans doute un peu des deux : chaque histoire pourrait exister pour elle-même, mais c’est leur accumulation qui rend le personnage de départ si intéressant et complexe.

Restait alors une difficulté à surmonter, et c’est là que Le colonel des Zouaves présente toute son originalité et sa subtilité. Comment faire parler les personnages qui gravitent autour du domestique ? Qu’il s’agisse des invités dont il surprend les conversations, ou des personnages qui interagissent avec les personnalités qu’il s’invente, il fallait trouver un subterfuge pour les faire intervenir. Et quel autre biais que la technique ? Quand Laurent Poitrenaux évoque le fait qu’il ne s’agit pas tout à fait d’un monologue, après le spectacle, c’est là qu’il veut en venir. Gilles Grand, en régie, travaille en direct sur des effets de voix pour figurer les autres personnages, tous portés par le seul comédien en scène : tantôt grave, tantôt plus aiguë, la voix devient presque robotique. Si ce procédé déroute dans un premier temps, il permet bien vite d’imaginer les personnages qui gravitent autour de ce domestique, le plus souvent dans son imaginaire. Les voix n’étant pas naturelles, puisque modifiées, cela accentue cet effet de création. Le plateau est épuré, le comédien ne bouge presque pas, mimant à peine quelques gestes, l’imaginaire du spectateur est dès lors mis à contribution puisqu’il invente les images dans sa tête, presqu’uniquement grâce au son.

Au final, le spectateur embarque et participe à cette espèce de schizophrénie théâtrale qui tourne depuis 23 ans, toujours portée par la même équipe. Une prouesse technique, puisqu’il faut être extrêmement précis sur les transitions de voix en direct. Mais aussi une performance incroyable, pour ce seul en scène avec un texte d’une difficulté technique rare. Comme son personnage à la recherche constante de perfection, Laurent Poitrenaux s’impose comme un équilibriste de la langue et rend parfaitement hommage au texte d’Olivier Cadiot, bien aidé par la mise en scène subtile de Ludovic Lagarde.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Le colonel des Zouaves, d’Olivier Cadiot, du 29 au 31 octobre 2020 au Théâtre Saint-Gervais

Mise en scène : Ludovic Lagarde

Avec Laurent Poitrenaux

https://saintgervais.ch/spectacle/le-colonel-des-zouaves/

Photos : © Pascal Victor

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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