La plume : BA7La plume : créationLa plume : littérature

Tribute to G. Perec : Le mystère de la dernière pièce

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propose un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, Matthieu Schmidt vous propose un texte inspiré d’une nouvelle de Georges Perec parue en 1979, dont elle reprend la trame narrative : Le Voyage d’hiver. Perec met en scène un professeur de lettres, Vincent Degraël, qui découvre par hasard un texte fictif intitulé « Le voyage d’hiver ». Ce texte, signé par Hugo Vernier, emprunte des phrases à plusieurs auteurs célèbres du XIXe siècle (Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, etc.), mais a été écrit bien avant ! Ces écrivains fameux auraient-ils pillé l’œuvre de Vernier ? Pendant trente ans, Degraël mène l’enquête. En vain. Il finira dans un hôpital psychiatrique…

* * *

À la recherche de son « je » perdu

Dans les dernières pages du chapitre 39, alors qu’il ne se passait finalement pas grand-chose dans les chapitres précédents, un professeur de lettres, Jean Dupraz, fut invité à se rendre chez son ami William Tudor avant de prendre une ou deux pages de vacances pour son anniversaire. Alors qu’il explorait la bibliothèque à la recherche d’un de ces livres que l’on s’est promis depuis toujours de lire, mais que l’on n’aura généralement que le temps de feuilleter négligemment au coin d’un feu avant d’aller faire le quatrième au bridge, ses yeux s’arrêtèrent sur Proust, qu’il commença au coin du feu avant d’aller faire le quatrième au bridge. Quelques feuilles tournées auront suffi à lui faire lever la tête, la bouche pendante et les yeux dans le vide de la page noircie qui l’avait précédé.

Il aura senti une sensation étrange, se disait-il. Peut-être la langouste est-elle passée comme une « longouste » à la digestion, toujours est-il que cette lecture l’a tendu sans l’attendre dans sa recherche de tant de moments passés dans une future lecture. Tout était confus. Tout semblait tournoyer dans un tourbillon de mots qui semblaient plus tendres que des caresses ou plus perfides que des poisons, ces mots qui tour à tour limpides ou hermétiques, obscènes ou chaleureux, éblouissants, labyrinthiques, et oscillant sans cesse comme l’aiguille affolée d’une boussole entre une violence hallucinée et une sérénité fabuleuse, esquissaient une configuration confuse où il croyait se retrouver. Lui. Assimilé. Identifié, là, sur une autre page que la sienne, plus vrai ici qu’en lui. Pourquoi ? Confronté à un temps qui contrôle le sien, le voilà avec un goût puissant de madeleine en bouche ; lui qui déteste la madeleine, la nausée langoustine le propulse devant la cuvette dans laquelle il aperçoit tour à tour Gilberte et Balbec, Albertine retrouvée, Saint-Loup et quelques autres images qu’il reconnaît sans les avoir connues. Des images… quelque chose de plus réel qu’une trame, que ces lettres noires posées sur le fond blanc de sa vie, quelque chose de palpable, qui a existé.

Jean se réveilla quelques sauts de ligne plus tard, la tête tant au pied de la page qu’il pouvait presque en apercevoir le numéro. En sortant des toilettes, il jeta un œil en haut de la page : chapitre 40. Joyeux anniversaire. Mais où était le livre ? Il se mit à sa recherche, à la recherche de la Recherche. Mais comme l’histoire de Jean est une histoire banale, le livre n’avait pas disparu et il le trouva là où il l’avait laissé. Il trouva aussi, en fouillant la Recherche, la singularité qui avait provoqué chez lui un conflit intense : la narration à la première personne.

Jean croyait déjà fermement en une narration externe à laquelle tout être était astreint, croyance déjà bien répandue dans toutes les bibliothèques. Religion souvent décriée puisque très égocentrique (on n’est que participant de l’histoire d’un autre, et l’autre de la nôtre…), ce qu’il ressentit ce soir-là chez son ami infirma tout ce qui restait de doute. Il avait déjà pourtant essayé, il était professeur de lettres (il professait donc des lettres) :

« Je suis »

Avait-il dit devant un auditoire béat d’incompréhension.

« Je, je, je, moi, moi, moi »

Avait-il répété devant son miroir, essayant désespérément de se faire exister en tant que sujet de son histoire. Mais maintenant, la lecture de Proust l’a convaincu. Ce sont les guillemets qui enferment l’identité comme le mot fiction enferme l’utopie. Il faut trouver un moyen de les supprimer, mais comment ? Ouvrir la bouche ou la fermer, c’est laisser la place à ces barreaux d’encre ; il faut trouver un moyen de s’affranchir de cette narration externe, d’en prendre les pouvoirs et d’y écrire un « je » qui ne soit pas de soi, mais qui soit soi (sans mauvais je de mots). Jean ne se permit pas d’ellipse de toute la nuit ; il n’aurait pas pu tant il songeait à cette nouvelle entreprise. Comme l’aurait fait n’importe quel protagoniste un peu sain d’esprit, il acheta l’ouvrage à William le lendemain, qui le lui céda avec plaisir. Il n’avait jamais trouvé le temps de le feuilleter négligemment au coin d’un feu avant d’aller faire le quatrième au bridge.

Il brûla pas mal de feux rouges, jetant des regards furtifs sur l’ouvrage qui semblait palpiter sur le siège passager. Il brûlait d’envie d’essayer de s’écrire pour exister, il fallait tenter l’expérience. Dans le rétroviseur, il voyait ces mots vides qui le racontaient sans le désigner tout à fait, ces phrases dont tout le monde disait que c’était ça, l’existence, entre « l’écrire » et « se faire écrire ». Convaincu d’un désir blasphématoire qu’il se faisait complètement écrire sans jamais avoir eu l’occasion de s’écrire, il observait cette ribambelle de mots s’ajouter les uns à la suite des autres ; il pensa que son narrateur ne devrait pas trop lui en vouloir d’essayer de prendre sa place s’il se permet d’utiliser le mot ribambelle dans son histoire.

Sa voiture garée, il se jeta sur son bureau et ouvrit l’ouvrage par le milieu, un peu comme sa propre histoire avait commencé. Armé d’un stylo et de la Recherche, il se retourna vers la fin de sa suite de mots et j’étais arrivé à une presque complète indifférence à l’égard de Gilberte, quand deux ans plus tard je partis avec ma grand-mère pour Balbec. Quand je subissais le charme d’un visage nouveau, quand c’était à l’aide d’une autre jeune fille que j’espérais connaître les cathédrales gothiques, les palais et les jardins de l’Italie, je me disais tristement que notre amour, en tant qu’il est amour d’une certaine créature, n’est peut-être pas quelque chose de bien réel… Subjugué par la présence, l’existence, comme un chien à qui l’on révèle l’existence de la couleur, Jean tomba sur le sol, seul. Unique. Il avait senti. C’était possible. Il fallait le révéler à tous et devenir le plus grand homme de lettres des histoires, celui qui a fait disparaître la prison de l’identité. Il s’élança vers la porte d’entrée et l’ouvrit. Il blanchit comme une feuille de papier : sa porte venait d’être murée. Au pied de celle-ci, une note indiquait :

« Fermé pour plagiat »

Note d’intention de l’auteur : Composition d’un texte jouant avec un héros de papier : il vit comme un personnage de n’importe quelle histoire, mais est conscient de vivre sur une page et d’être le héros d’un texte écrit à la troisième personne. Basé et parfois calqué sur la nouvelle de Perec, ce texte est une variation en tant que le protagoniste trouve aussi quelque chose d’étrange quelque part dans un texte. Dans ce texte, cette étrangeté est sa propre identité : un « je » narratif qu’il intériorise tant qu’il se sent vivre à travers lui. L’histoire met cette quête de singularité en parallèle avec celle de Vincent Degraël et la chute met un point final à cette quête. Comme la nouvelle originale, elle met en œuvre la thématique du plagiat et s’amuse avec ce qui fait « l’œuvre » philosophiquement parlant, en tentant de désorienter le lecteur par divers moyens.

Matthieu Schmidt

 Ce texte est tiré de la volée 2019-2020, animée par Éléonore Devevey.

Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.

Photo : ©Free-Photo

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *