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« Chairissons-nous ! » : Penser ou panser la sensualité ?

« Ce néologisme énonce la simple envie d’incarner, de donner corps et lettres, à une forme d’attention au monde, à soi et aux autres » (p. 23)

La chair n’a pas eu souvent la vie facile. On parle d’elle en fraiche, en ferme, en molle, en hérissée… La voici souvent reléguée à une existence conditionnée par l’emploi d’adjectifs. Et pourtant, c’est à travers elle que nous accédons à l’intense profondeur de nos sens. L’auteure et linguiste Stéphanie Pahud la hisse au rang des verbes actifs et propose dans « Chairissons-nous ! » Nos corps nous parlent un documentaire écrit, articulé autour d’interviews aux regards les plus divers. Ce qu’elle traque ? La question du dialogue avec notre corps. L’ouvrage est publié aux Éditions Favre en 2019. Loin du roman feel-good avec comme consigne de s’aimer tel que l’on est, il offre un large panel d’opinions – et c’est peu dire, les avis de tatoueur.ses., sociologues, auteur.e.s, photographes, enseignant.es y sont collectés – qui feront sans doute fleurir les nôtres…

Début d’un dialogue avec son cher corps

La première de couverture attire l’œil avant tout. L’auteure est prise sur le vif, pendant la réalisation d’un selfie, dans un endroit tout sauf neutre : le miroir de la salle de bain. Un espace animé et fort éclairé, que l’on peine à quitter la tête haute. Mais pourquoi ? Où est-ce que l’on apprend à se regarder et qui nous apprend à regarder comment ?

En guise d’avant-propos, l’auteure définit avec précaution ce qui gravite, pour elle, autour du corps : des fluides, des courbes, des peurs, des disgrâces – ces choses qui ne peuvent se calculer, se discipliner. Elle n’interdit ni ne fustige les pratiques corporelles contemporaines, que ce soit l’élaboration savante d’un corps parfait ou le sport à toutes heures du jour et de la nuit. Stéphanie Pahud parle du corps comme « un capteur et un conducteur » (p. 25) envers le monde extérieur. Elle guide ses lecteur.trice.s en illustrant le corps comme un vecteur actif – et non une unique enveloppe corporelle –, en montrant ce qui le traverse. Le remarquons-nous seulement, ce corps ? Cette considération tonitruante rappelle l’ouvrage de Nancy Huston : Reflets dans un œil d’homme, quant à lui porté davantage sur le corps de la femme.

« Le corps n’est ni une coquille, ni une prison. Il est un réservoir de registres d’énonciation, et, partant, de stratégies d’action. Bien que résultant d’un processus de socialisation, il n’est pas pour autant déterminé une fois pour toutes. » (p. 108)

Cette précaution d’aborder petit à petit la question du corps est plaisante, car comprendre les différentes représentations du corps ne va pas de soi. Et oui…  Il faut relier le corps à notre environnement, voir comment il le perçoit, l’influence ou y est soumis. Puis, il faudra apprendre, au fil des pages, à penser avec le corps. Pour et par son corps. Notre corps, signale très tôt l’auteure, nous rappelle sans fin à quel point nous sommes « tous dépendants et vulnérables » (p. 15) Ces deux attributs (dépendance et vulnérabilité) montrent en quoi nous avons besoin des autres et en quoi il nous incombe d’éduquer notre rapport à l’autre. Celui-ci n’est pas immuable. Il doit se forger et se penser au-delà des normes. Cet état de fait est pour le moins rassurant : il nous reviendrait donc de décider pour nous-mêmes comment nous allons vers l’autre, une fois que nous en avons pris conscience. En cela, l’auteure apporte une aide considérable, sans pour autant avoir l’audace de révolutionner nos réflexions : elle nous invite à prendre conscience de notre dialogue avec notre propre corps et celui des autres. Des commentaires qui sont essentiels, mais plutôt difficiles à comprendre au premier regard.

La chercheuse parle également de son engagement dans la cité, souhaitant amener des « formes de conversation science-cité éthiquement cohérentes » (p. 18). En cela, il est possible de lire l’ouvrage avec différentes perspectives : une première par exemple, comme une bibliographie savante et vivante, dans laquelle l’on croise des regards très différents sur le verbe chairir, à titre d’exemple ; une autre, peut-être, comme un appel à réparer nos déficiences sensuelles, à repenser à notre dimension du corps, intime et publique.

« Chairir traduit la conviction que nos pratiques corporelles peuvent renouveler nos rapports aux autres » (p. 25)

Percevoir ce qui (me) convient 

« On se met en état d’étrangeté maximale, on vient de débarquer, et d’avoir un corps ». (p. 38, d’après Beauté de Philippe Sollers) L’ouvrage regorge de ce type de citations « coups de poing », qui questionnent l’état du corps, du nôtre et de celui qu’il convient de montrer en société. L’auteure rebondit de cette manière sur ses trouvailles documentaires, mais pas de façon automatique. Elle intervient uniquement par moments, ce qui rend la lecture à quelques reprises difficile : le lectorat est amené à faire de nombreux allers et retours entre les citations et les analyses. Mais c’est aussi une manière de ponctuer les pensées des différents acteur.trice.s de l’ouvrage et de laisser les lecteur.trice.s se faire leur propre avis. L’analyse est enrichie par la référence constante à de nombreux romans, qui aiguilleront peut-être vers de nouveaux horizons littéraires et corporels…

Il faut également souligner l’originalité structurelle de l’ouvrage, qui invite à piocher des informations lorsqu’on le souhaite. Son aspect richement illustré par des clichés, portraits d’auteurs ou photographies de publicités prises en se promenant, lui confère une portée esthétique indéniable. En cela, il miroite les propos de l’auteure : il n’y aurait pas une forme choisie, enclouée, mais des formes libres pour s’exprimer et exister au monde. En effet, corps et livre permettent d’assumer différentes origines, différents horizons :

« Le corps est un espace où symboliser qu’on n’appartient jamais qu’à un seul milieu, un espace qui permet de bousculer les préjugés. » (p. 116) « Se chairir, c’est prendre conscience de ce mouvement incessant qui nous dessine et de la liberté que nous offre notre indéfinition » (p. 183)

L’écrivaine nous invite à un corps-à-corps dont la forme reste ouverte. Il peut être mental, et ce sera donc au lectorat d’interpréter les citations et de les faire sienne au fil des discussions vespérales. L’une d’elle, celle de l’écrivain Frédéric Beigbeder, évoque le fait de « [r]edevenir tactiles, sincères et entiers », dans une période de « glaciation » où le contact vers l’autre, quand il n’est pas protégé par un écran, est devenu comme secondaire. Qu’en ferez-vous ? Il peut être aussi plus sensuel, lorsque l’on lit chez David Le Breton qu’il existe « Deux rapports aux corps a priori irréconciliables [=c’est-à-dire, le corps partenaire et le corps adversaire], l’un et l’autre tantôt bruyants (cris et soupirs d’efforts subis ou transcendés), tantôt muets (silences méditatifs ou anorexie) qui déconnectent de la créativité charnelle. » (p. 47) Ici, on se surprend à toucher les pages du livre pour se pencher vers les photographies ou capter chaque détail des dernières nouvelles érotiques placées en fin du documentaire. Ces gestes sont un premier pas pour penser nos façons d’occuper et d’animer l’espace par notre corps. À corps vaillant, rien d’impossible… !

Laure-Elie Hoegen

Référence : Stéphanie Pahud, « Chairissons-nous ! » Nos corps nous parlent, Editions Favre (Lausanne), 2019, 201 pages.

Photo : © Philippe Moes

Laure-Elie Hoegen

Nourrir l’imaginaire comme s’il était toujours avide de détours, de retournements, de connaissances. Voici ce qui nourrit Laure-Elie parallèlement à son parcours partagé entre germanistique, dramaturgie et pédagogie. Vite, croisons-nous et causons!

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