Les réverbères : arts vivants

Jeu en miroir et leurre maternel

Une dispute éclate à l’Alchimic, au sein d’un couple d’une certaine banalité : Monsieur est dans la finance et Madame a travaillé toute sa vie à s’occuper des enfants. Le premier mène sa vie, la seconde espère être à nouveau utile et s’est, au fond, bien fait avoir par l’ingratitude de son entourage. 

Une femme, assise dans son salon, le regard posé dans le vide sursaute lorsqu’elle entend son mari rentrer du travail. Elle l’attendait, et il a du retard. Anne est suspicieuse : qu’est-ce qui a retenu Pierre au bureau ? Était-il seulement au bureau ? Car, selon sa secrétaire, il n’y était pas. Pierre est las : oui, une réunion l’a retenu à l’extérieur. Sa secrétaire ne le lui avait pas dit quand elle avait appelé le bureau ?

Les échanges et les reproches de ce couple semblent rodés, comme s’ils avaient lieu souvent à l’identique. En effet, Anne attend tous les soirs son mari car, depuis qu’elle n’a plus son fils et sa fille, elle n’a plus grand-chose à faire de ses journées. Puis, comme c’est elle qui a pris soin seule des trois enfants (Nicolas, Sarah et … son mari !), elle n’a pas eu l’occasion de se trouver d’autres activités pour s’occuper. Elle attend donc le retour de la dernière personne qui a besoin d’elle dans cette maison. Lui, fatigué de sa journée, répond de mauvaise grâce et un peu agacé à son interrogatoire. Il ne comprend pas que sa femme a besoin de se sentir utile pour quelqu’un et que son retard, à lui, signifie « je n’ai pas besoin de toi ».

Scénario en miroir

La dispute n’aurait pu être qu’une parmi tant d’autres. Mais là les circonstances sont différentes. En effet, Pierre doit partir le lendemain en séminaire pendant quatre jours à Dijon. Anne ne croit pas une seule seconde à cette histoire et sait pertinemment que son mari sera plutôt en escapade amoureuse. Voilà qu’après les enfants, c’est au tour de son mari de s’en aller, de la laisser seule. « Plus personne n’a besoin de moi » : c’est bien ça qui rend la dispute violente et les reproches véhéments. On a dans ce premier tableau une femme en colère de voir qu’elle s’est fait berner quand elle a signé pour le grand amour et la vie de famille si jeune (à 22 ou 23 ans). A ses côtés, on trouve un mari apathique, qui ne sait que faire des considérations de sa femme au vu de la mollesse de ses réactions (« mais Anne… ça va ? »). Pire, il ne trouve rien à répondre à ces reproches, peut-être parce qu’il devine sans trop de difficultés qu’ils sont tous justifiés.

Puis, quand la lumière se rallume : même scène (au niveau du décor aussi : on retrouve le même canapé gris en vis-à-vis du premier), sans crise et avec moins de reproches cette fois-ci, plutôt de l’abattement du côté d’Anne et, contrairement à la première scène, un peu plus d’implication de la part de Pierre. Ce qui attriste Anne, beaucoup, c’est le départ de son fils, Nicolas, qui vit cette histoire d’amour avec « cette fille » qu’elle ne supporte pas. Dans ce deuxième tableau, on a sous les yeux une mère attristée d’être délaissée par la prunelle de ses yeux, apeurée d’avoir perdu sa place dans le cœur de son fils qui ne lui répond pas et un père résigné (désintéressé ?) : « il grandit », rappelle-t-il à son épouse qui se pose trop de questions.

Les jours se succèdent, les scènes se répètent

La pièce va se dérouler en répétant et rejouant à chaque fois les mêmes scènes, ou presque.  Un quotidien bien huilé, chacun restant à sa place, dans son rôle d’époux ou d’épouse, avec les mêmes gestes, les mêmes habitudes, des paroles prononcées et écoutées distraitement… comme à l’accoutumée. Rien de plus que le « métro boulot dodo ».

Cette modalité de mise en scène renforce également la lâcheté de Pierre, ce mari qui utilise le travail comme excuse pour passer un week-end avec une autre femme. On l’entend répéter un certain nombre de fois qu’il doit « aller faire sa valise pour le séminaire », qu’il doit « y aller », qu’il est pressé, qu’il va être en retard… Il a du mal à passer le pas, retarde le moment du départ. Cela est d’autant plus flagrant quand la scène se répète et qu’il tarde à nouveau à partir : on ne peut que se dire que cet homme manque de courage, et pas seulement vis-à-vis de sa femme, par rapport à son amante aussi. On devine dans ses hésitations qu’une partie de lui aimerait rester dans ce quotidien rodé, ennuyeux mais rassurant. Il ne parvient pas à se jeter totalement dans l’inconnu avec une autre femme.

Deux systèmes qui s’entretiennent et s’alimentent

Outre les deux époux, Nicolas, le fils tant aimé, reviendra pour quelques jours chez ses parents, suite à une rupture amoureuse. Mais ce dernier ne fera que passer : il repartira avec sa bien-aimée, laissant à nouveau sa mère esseulée. Et tout laisse entendre qu’il ne prendra pas plus de nouvelles qu’après son premier départ.

Ainsi, dans ces deux versions, on retrouve toujours Anne seule, alors qu’elle a donné sa jeunesse, son temps et sa carrière pour sa famille. La mise en scène nous propose deux fins, mais dans chacune d’elles Anne finit tristement, abandonnée par son fils ou aux côtés d’un mari détaché.

Ces deux versions existent simultanément, c’est d’ailleurs pour cela que des éléments se font constamment écho tout au long de la pièce entre les scènes qui se répètent : certaines questions posées dans l’une des versions trouveront réponse dans l’autre, certains éléments sont réutilisés d’une fois à l’autre (la boite de somnifères trouvée dans un canapé, recachée dans l’autre, idem pour la bouteille de vin…). Les deux parties sont tissées l’une à l’autre et se font constamment échos.

Dans la vie d’Anne il en va de même, les deux vides laissés par le fils et le mari coexistent, voire fonctionnent comme des vases communicants : si elle est devenue si possessive avec son fils, c’est que son mari se détournait d’elle et de la vie de famille, et c’est parce qu’il la laissait tout gérer dans la famille qu’elle n’a pas eu d’autre choix que de se construire avant tout (et uniquement) comme mère (devenant peut-être trop envahissante) faisant d’Anne la femme qu’elle est aujourd’hui.

Joséphine le Maire

Infos pratiques :

La Mère de Florian Zeller du 7 au 26 mai 2019 à l’Alchimic

Mise en scène et scénographie : Pietro Musillo

Avec Isabelle Bosson, François Florey, Simon Labarrière, Marie-Eve Musy

Photos : ©Rebecca Bowring

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