Justesse implacable face à une justice qui ne l’est pas
Les mots manquent en sortant de la représentation de Prima Facie. Aux Amis musiquethéâtre, Anna Budde impressionne et bouleverse dans ce texte magistral de Suzie Miller. Un spectacle aussi puissant que nécessaire, à voir jusqu’au 20 avril.
Lorsque les lumières de la scène s’éteignent, le public ne s’y trompe et applaudit pendant de longues minutes l’immense performance d’Anna Budde. Et pour cause : pendant 1h40, elle n’a ni joué, ni interprété le rôle d’une avocate : elle a incarné Tessa, cette jeune et brillante avocate spécialisée dans la défense d’hommes accusés d’agression sexuelle. Dès son entrée, elle accapare l’attention du public, n’attendant pas que les derniers murmures ne s’estompent. La voilà qui prend la parole, dans son tailleur noir et chemisier blanc d’avocate. On se tait, on l’écoute. Dès le départ, on sait que c’est elle qui mènera le bal. Elle raconte un procès, comment elle a mené le contre-interrogatoire d’un homme persuadé de la mener en bateau alors que c’était elle qui le manipulait. Elle embraye sur ses études, son parcours, sa relation à sa mère, issue des classes populaires. Car Tessa a dû se battre pour faire ses preuves et en arriver où elle en est. Dans un système sans pitié où il faut être constamment aux aguets, la jeune avocate a su jouer des coudes et s’imposer, comprenant toutes les mécaniques de la loi. Jusqu’au jour où tout basculera…
Les mots justes
L’écriture de Suzie Miller est ciselée. Aucun mot ne semble choisi au hasard. Comme dans un plaidoyer, le texte est millimétré pour ne laisser aucune place à l’incertitude. Ce travail, couplé à la mise en scène d’Elidan Arzoni – dont on connaît l’affection pour le parler vrai et l’impression de vérité – et au jeu implacable d’Anna Budde, donne à Prima Facie une force hors-norme. Revenons d’abord sur ce titre : Prima Facie. Utilisée d’abord dans le droit et la philosophie, l’expression signifie « à première vue ». En droit, il s’agit d’une preuve permettant d’établir des faits, jusqu’à être réfutée. En philosophie, et plus précisément en éthique, il s’agit des devoirs moraux qui vont de soi, s’imposant comme des évidences. Voilà qui en dit déjà très long sur la pièce.
Car la valeur qui devrait prédominer dans cette histoire est celle de justice. Or, le terme est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Alors qu’on pourrait la penser au-dessus de tout, totalement impartiale, et indiscutable, on se rend bien vite compte qu’il n’en est rien. Tessa, d’ailleurs, lorsqu’elle évoque les procès et décisions des juges, n’utilise jamais ce mot. Il n’est jamais question de « rendre justice », dans toute la première partie du spectacle. Non, car Tessa a parfaitement compris de quoi il retourne. La justice, en tant que principe moral, doit être conforme au droit. Or, celui-ci a été fixé par les hommes. La justice dont il est question ici est donc tout sauf absolue. Tessa, donc, a totalement conscience de cela. Pour résumer sa vision des choses, lorsqu’elle défend un homme accusé d’agressions sexuelles, deux versions de la vérité s’opposent, et il s’agit seulement de montrer la plus convaincante. Pour ce faire, elle tâche de remettre en question la parole des plaignantes, de saisir toutes les incohérences pour les souligner. Le procédé peut paraître cruel, inhumain, mais elle le dit bien : c’est ainsi que cela fonctionne. Pourtant, à la différence de nombre de ses confrères, Tessa n’est pas dépourvue de compassion et de sentiments humains. C’est sans doute ce qui fait toute sa particularité : elle distingue entièrement la personne qu’elle est de la fonction qu’elle remplit au sein de la société. D’où, aussi, l’importance de la robe et de la perruque qu’elle revêt au tribunal, pour l’y aider…
« Il faut que ça change »
Seulement voilà, les choses peuvent être ainsi tant qu’elles ne nous touchent pas personnellement. C’est ce qu’illustre parfaitement l’histoire de Tessa. Durant environ une demi-heure, le texte est cinglant, narrant ce système et ce milieu qui semble déconnectés de toute réalité. On rit, certes un peu jaune, mais on rit, en se disant que c’est son métier et qu’elle l’exerce plutôt bien, au-delà de toute autre considération. Oui mais… Après ce premier temps, tout bascule : la vie de Tessa comme le ton du propos. Et alors, toute la réflexion change. Difficile d’entrer dans les détails sans divulgâcher toute cette histoire. Ce qu’on peut en dire, c’est que la perspective de l’avocate change du tout au tout. Et alors qu’on l’écoutait déjà avec attention, nous voilà cette fois totalement pendu·e·s à ses lèvres, recevant chaque mot qu’elle prononce comme un coup de poing. Ce changement de paradigme est annoncé symboliquement et subtilement par son passage derrière les cinq néons installés à la verticale à cour. Comme si Tessa passait de l’autre côté. Sur la scène, il n’y a donc d’autre décor que ces néons. Le reste est suggéré par les déplacements d’Anna Budde et le magnifique jeu de lumières de Danielle Milovic. Le tout permet de passer de la chaleur de la boîte de nuit à la lumière froide et intransigeante du tribunal, en passant par la dimension intime de la solitude dans laquelle Tessa se retrouve parfois.
Il est difficile, avec de simples mots, de rendre justice à toute la complexité de ce spectacle, tant c’est un moment qui se vit avant tout avec les tripes. On a envie de s’insurger, de vomir même devant ce qui est raconté. Et le plus beau dans tout cela, c’est qu’on ne nous apprend rien de véritablement nouveau : une femme sur trois a déjà été victime d’agression sexuelle au cours de sa vie, plus de 90% des agresseurs présumés s’en sortent sans condamnation, la justice ne peut rien faire, il faut qu’elle change… Oui, tout cela, on le sait. Mais en assistant à Prima Facie, on en prend conscience d’une autre manière, au plus profond de nos êtres. On réfléchit au regard de la mère de Tessa, en pensant à la nôtre – qu’on soit dans la position de la victime ou de l’agresseur, même potentiel – ; on réfléchit à ce que veut dire « rendre justice » et si cette expression a encore un sens dans ce contexte ; on réfléchit à nos propres situations, à toutes ces fois où on a minimisé des propos, des gestes, où on n’a pas osé dire stop à cet ami, où on n’a pas écouté cette sœur qui tirait la sonnette d’alarme. Prima Facie résonne ainsi au plus profond de nos êtres, quel que soit notre parcours ou notre histoire. Impossible de ne pas ressortir changé·e de ce grand moment de théâtre, de ce grand moment de vie a-t-on même envie de dire. Et l’on ne peut que souligner encore une fois l’implacable justesse d’Anna Budde, dans toutes les dimensions du spectacle et du personnage qu’elle incarne. Une impression rare de vérité qui prend aux tripes et bouleverse. Un spectacle nécessaire et d’une puissance infinie, avec ces derniers mots, prononcés les yeux embués de larmes, et qui résonnent encore : « Il faut que ça change ! »
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Prima Facie, de Suzie Miller, traduit de l’anglais par Dominique Hollier et Séverine Magois, aux Amis musiquethéâtre, du 1er au 20 avril 2025.
Mise en scène : Elidan Arzoni
Avec Anna Budde
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Photos : ©Daniel Calderon