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La Danse des pères (Max Lobe)

Une jolie boucle d’oreille blanche, épinglée à une silhouette masculine noire : c’est sur cette image que Max Lobe nous entraine dans l’univers de son nouveau roman, La Danse des pères.

Un torse nu, une sensualité et une part de féminité présents dès la couverture nous permettent d’entrer en contact avec le personnage principal du roman, avant même que nous ayons ouvert le livre. Et ce personnage, c’est Benjamin. Petit protégé de son père, il grandit au Cameroun dans une famille de trois enfants. Mais son homosexualité l’éloigne peu à peu de son père, jusqu’à la mort de ce dernier. À Genève pour continuer ses études, le jeune homme doit faire son deuil, tout en s’affirmant.

Une éducation bien repassée

La prose du narrateur, véritable « symphonie des souvenirs » (Max Lobe, « Ramdam », RTS, 30.01.2025) dans laquelle s’entremêlent français, anglais et pidgin camerounais, nous plonge dans une famille de Douala, au milieu des années quatre-vingt. La figure paternelle est alors vénérée, et sa parole est sacrée. Gwet Njé, aussi appelé Pâ, raconte à ses trois enfants l’histoire de l’indépendance de son pays face à « la chose blanche », les colonisateurs. Mais ce qu’il apprécie par-dessus tout, c’est le Funky-makossa. Et c’est là un point commun avec ce fils qu’il renie : l’amour de la danse. Physique, irrépressible, libératrice.

Une démarche vers la danse 

La danse n’a pas qu’un pouvoir fédérateur au sein de la famille, elle va également permettre à Benjamin de se lier d’amitié avec deux femmes atypiques, danseuses originaires d’Alabama, qui partagent leurs goûts musicaux avec le jeune homme. Benjamin décide alors de suivre ces figures inspirantes dans l’aventure émancipatrice de la danse, et il s’achète sa première paire de pointes. Des scènes d’exercices de danse nous sont ainsi décrites par le narrateur, à la première personne, par de longues phrases. Il en résulte un véritable jeu avec le rythme du texte. Le lecteur n’a pas le temps de reprendre sa respiration, qu’il doit déjà effectuer un nouveau mouvement de jambe. On se confond ainsi avec Benjamin un court instant, et on se surprend à vouloir se dégourdir les membres pendant sa lecture.

Mais les deux Misses racontent également au jeune homme l’histoire de l’obtention des droits civiques aux États-Unis. Ainsi, le lecteur observe le protagoniste comprendre le pouvoir de la solidarité et l’utilité des manifestations. Il n’est pas anodin que ces scènes se passent à Genève, et particulièrement sur la place des Nations, investie par les personnages en quête de considération et d’égalité. Et soudain, l’auteur indique une date : est-ce une façon d’inviter le lecteur à venir s’indigner avec les personnages, ou est-ce une manière de pointer une absence, un rendez-vous manqué, dans la longue lutte pour les droits humains ?

De génération en génération

Au moyen d’analepses et de récits enchâssés, on passe tour à tour de Genève à Douala, d’un Benjamin sûr de lui à un enfant qui dénote. Aux souvenirs du protagoniste se mêlent des voix plus lointaines, celles de ses ancêtres. Ainsi, on lit et découvre les blessures de trois générations : la première, celle de son grand-père, est celle qui a combattu la « chose blanche » ; vient ensuite la génération des parents de Benjamin, à qui il incombe de décider de l’avenir de leur pays, et de voter pour le meilleur président possible. Mais les tensions familiales à ce sujet révèlent la vie politique instable dans le pays. Le roman de Max Lobe épouse la vision de la dernière génération, celle qui a les cartes en main pour réécrire une nouvelle page d’histoire, libérée de toute subordination, qu’elle soit coloniale ou paternelle. Par le choix même de cette langue, teintée d’un accent camerounais, le narrateur ne raconte pas seulement son combat personnel, mais bien celui de toute une communauté en quête de ses droits. On reconnait ainsi dans la famille du protagoniste la métaphore d’une nation déchirée entre un passé douloureux, un présent qui ne donne que l’illusion d’être heureux et un futur instable.

Pourquoi le père, maintenant ?

On ne sait si cette question s’adresse au lecteur, au narrateur ou à l’auteur du roman, Max Lobe. En effet, l’écrivain genevois d’origine camerounaise décrit pour la première fois dans ses romans la figure du père, ou plutôt de ses pères : il dédie son livre à son géniteur, mais aussi aux pères des indépendances africaines (RTS, 06.02.2025) et à ses pères spirituels : « Je ne viens pas de nulle part, quels sont les pères qui m’ont fabriqué ?», s’interroge l’auteur (« Ramdam », RTS, 30.01.2025). Dans la deuxième partie du roman, dont le titre constitue le début d’une prière, on découvre encore un autre père : Dieu. Benjamin est croyant, il se fait baptiser et n’y voit aucune contradiction avec son orientation sexuelle. Pour le jeune homme, il n’est pas question de séparer son homosexualité de la religion, du deuil et du pardon.

Dans son septième roman, Max Lobe se confie à ses lecteurs, en proposant une version fictive de sa propre vie. Il ne s’agit pas d’une biographie à proprement parler, mais, comme l’avoue l’auteur aux journalistes de la RTS (téléjournal du 6 février 2025), Benjamin est bien son double. Le roman, publié en février 2025 aux éditions Zoé, traite, comme on le comprend dès la couverture, de danse, d’homosexualité et de rapports de filiation, mais il évoque aussi le deuil, l’immigration et le colonialisme. C’est un livre émouvant, engagé, et qui invite toutes les générations à se pardonner, autour d’une passion commune : la danse.

Chiara Glorioso

Références : Max Lobe, La Danse des pères, Chêne-Bourg, Éditions Zoé, 2025.

Photos : ©Magali Bossi (banner), maison d’édition de l’ouvrage pour la couverture

La Pépinière

« Il faut cultiver notre jardin », disait le Candide de Voltaire. La Pépinière fait sienne cette philosophie et la renverse. Soucieuse de biodiversité, elle défend un environnent riche, où nature et culture deviendraient synonymes. Des planches d’une scènes aux mots d’une page, des salles obscures aux salles de concert, nous vous emmenons à la découverte de la culture genevoise et régionale. Critiques, reportages, rencontres, la Pépinière fait péter les barrières. Avec un mot d’ordre : jardinez votre culture !

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