La guerre, cette autre réalité
Une mission en Somalie en 1992 pour pacifier la région. C’est, en substance, ce dont parle Para. Incarnant l’ancien sergent Nico Staelens, le comédien Bruno Vanden Broecke emmène son public dans une réalité à laquelle aucun des trois n’était pas préparé. Un spectacle coup de poing, à voir du 10 au 14 octobre à la Comédie de Genève.
Les paras belges forment un commando d’élite amené à effectuer des missions là où aucun autre soldat ne va. Sur la scène, Nico Staelens, le seul à oser s’exprimer, présente une conférence sur une mission de pacification en 1992 en Somalie. De manière d’abord légère, voire drôle, il décrit la situation géographique et politique, la façon dont les soldats ont été déployés avec leurs véhicules et leurs armes. Il présente chaque membre de son bataillon, se remémorant leurs caractères avec nostalgie. Puis, petit à petit, on entre dans ses souvenirs les plus enfouis, dans sa psychologie, dans cette réalité qui était la sienne et qu’on ne peut pas s’imaginer. Alors, la vision change. Et pendant deux heures, on écoute, pendus aux lèvres de celui qui a vécu ce que peu d’entre nous vivront (espérons-le) : l’horreur de la guerre.

Autre réalité, autres comportements
D’un point de vue externe, certains actes décrits par l’ancien soldat peuvent paraître inconcevables, impardonnables. Et ils le sont, reconnaissons-le. Prendre un enfant somalien et le faire balancer à un mètre au-dessus des flammes, verser du soda sur les parties génitales d’un homme blessé, ou encore faire du rallye sur un cimetière, on ne peut objectivement pas le cautionner. Mais la question n’est pas là. Nico Staelens ne cherche ni à dénoncer, ni à faire l’apologie de ce qu’il fait, ni même à juger. Sur la scène, il raconte son histoire, ses anecdotes, son ressenti, de manière presque objective. Tout ce qu’on comprend de l’ordre de la psychologie et des sentiments est sous-entendu, sous-jacent.
Ce qu’on retient, c’est que le contexte dans lequel tout cela s’est fait est exceptionnel. Une autre réalité. Ce sont les trois mots que j’ai eu en tête tout au long du spectacle. Les actes commis, parfois barbares, s’inscrivaient dans un contexte bien particulier, avec des motivations souvent tues. Lorsque vous apprendrez la véritable raison du balancement de l’enfant au-dessus des flammes, vous changerez certainement de regard, et comprendrez comment les médias peuvent manipuler facilement l’opinion publique… Ce qu’il faut retenir, c’est que Nico Staelens est certainement le plus lucide des soldats dont il parle. En tant que sergent, il a(vait) un devoir d’exemplarité. Les rares fois où il a lâché un peu la bride, les choses ont mal tourné, et la porte s’est ouverte à toutes les dérives. Le sergent a toujours eu en tête de pacifier, de faire le bien, ce qui n’était pas toujours facile. Aider. C’est tout ce qu’il voulait. Traumatisé. C’est ce qu’il est. Et on n’en prend véritablement conscience que dans les dix dernières minutes du spectacle, alors qu’il raconte son retour à la maison. Bouleversant.

L’illusion de réalité
Au théâtre, on entend souvent qu’on doit faire illusion de réalité. J’ai rarement assisté à un spectacle où cette expression était aussi justifiée. Même en gardant à l’esprit qu’il s’agit d’un spectacle et que l’homme qui parle n’a pas réellement vécu ce qu’il raconte, Bruno Vanden Broecke en est tellement imprégné qu’on y croit. Brillante performance d’acteur. Alors, plus on en apprend, plus on est choqué, compatissant aussi. On entre petit à petit dans cette réalité qui nous met mal à l’aise. On ne sait plus quoi penser. Et puis, on se surprend parfois à rire, quand Nico Staelens raconte comment son supérieur traitait Aziz, le seul « bronzé » de la troupe, ou encore quand il manipule le crâne devenu mascotte du régiment. Mais plus que surpris, on se sent honteux. On ne devrait pas rire de cela. Le rire arrive malgré nous. Alors, on se sent mal à l’aise. Et Nico Staelens ne manque pas de le souligner. « Si je me tais, je suis un lâche. Si je parle, je suis un con. Je suis coincé. J’ai merdé. » nous dit-il face à nos réactions, en fin de spectacle. On se questionne. A-t-on le droit de le juger, nous qui sommes restés dans notre petit confort, alors qu’il risquait sa vie pour un étranger, sur le terrain ? Peut-on comprendre ce qu’il a vécu ? Pouvons-nous lui demander comment il va, alors que la réponse, lui-même ne l’a pas, tant elle est complexe ?

Para, c’est un spectacle coup de poing à voir absolument. Un spectacle qui fait réfléchir et relativiser. Un spectacle qui montre une autre réalité et qui rappelle que les soldats, eux aussi, sont avant tout des êtres humains doués d’émotions, et ce, malgré les horreurs qu’ils peuvent perpétrer en temps de guerre. Personne ne peut s’imaginer cette autre réalité qui ne devrait plus jamais exister.
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Para, de David Van Reybrouck, du 10 au 14 octobre 2019 à la Comédie de Genève.
Mise en scène : Raven Ruëll
Avec Bruno Vanden Broecke
https://www.comedie.ch/fr/programme/spectacles/para
Photos : © Thomas Dhanens
