Le banc : cinéma

« La guerre se termine à un moment différent pour chacun »

La fuite de celui qu’on a surnommé « l’Ange de la Mort » d’Auschwitz est dépeinte dans le roman d’Olivier Guez, La Disparition de Josef Mengele. Kirill Serebrennikov l’adapte au cinéma, en ne suivant pas totalement l’ordre chronologique proposé par l’ouvrage. Dans ce récit plus éclaté, et avec des choix de réalisation radicaux, il montre Josef Mengele dans toute sa complexité, sans pour autant tomber dans une compassion ou une pitié qu’il ne mérite pas. 

De 1949 à 1979, Josef Mengele est passé successivement par l’Argentine, le Brésil et le Paraguay, pour fuir ceux qui le recherchaient. Il a ainsi endossé différentes identités, dont on voit apparaître les noms à l’écran au début de chacun des trois grandes parties du film : Gregor, Peter, Don Pedro. À chaque fois, on suit la manière dont il a vécu, et comment il s’est organisé pour ne jamais être attrapé, bien aidé par d’anciens camarades qui partageaient encore ses idées. Son bref retour en Allemagne, auprès de son père (Burghart Klaussner), symbolise à lui seul la paranoïa grandissante qui s’est emparée de lui au fil des années, et qui a atteint son paroxysme au Paraguay. Loin d’être linéaire, le récit prend une apparence éclatée. Ceci est dû au va-et-vient incessant entre la vie sud-américaine de l’ancien médecin et la venue de Rolf (Maximilian Meyer-Bretschneider), son fils, en 1977. Sans oublier les quelques images venues des camps de concentration, sur lesquelles nous reviendrons. Le dialogue avec Rolf constitue finalement le fil conducteur de ce film, avec la volonté d’un fils de comprendre la vérité et les agissements d’un père qui est resté ancré jusqu’à la fin dans ses idées. 

L’horreur, la vraie 

Cet été, les films d’horreur étaient très à la mode : Bring her back, Conjuring, Souviens-toi… l’été dernier… Mais avec La Disparition de Josef Mengele Kirill Sereberennikov nous embarque dans quelque chose de bien plus terrifiant encore, car ce qu’il dépeint, aussi inconcevable soit-il, a réellement existé. Un film bien souvent insoutenable, à plusieurs égards. D’abord, il faut parler de la présence presque constante d’August Diehl, qui incarne Josef Mengele, à l’écran. Figure centrale du récit, on perçoit toutes ses émotions : la peur et la paranoïa grandissante, la volonté qu’on le laisse finir sa vie tranquille, l’énervement face à l’éducation proférée par la famille qui l’accueille au Paraguay, ou encore la colère à l’encontre de son fils… Une scène marquante demeure sans doute celle où il fait la liste de ses collègues nazis qui ont effectué des expérimentations à Auschwitz et ailleurs, qu’il considère comme bien pires que les siennes. Et pourtant, c’est lui qu’on a surnommé « l’Ange de la Mort ». Tous ces passages, emplis d’émotions, pourraient tendre à lui redonner une certaine humanité. Il n’en est rien, et c’est même l’effet inverse – recherché par le réalisateur – qui se produit : aucune pitié ni compassion ne nous traverse l’esprit, face à cet homme qui ne reconnaît aucun de ses torts et assume pleinement tout ce qu’il a fait, au nom de l’idéologie nazie. 

Mais le moment le plus marquant est sans hésitation le passage du noir/blanc à la couleur, pour une scène qui ne représente qu’une dizaine de minutes sur les plus de deux heures que dure le film. Alors que Rolf lui demande « Qu’as-tu fait à Auschwitz ? », plutôt qu’une réponse, nous entendons le son d’une vieille caméra qui tourne. À l’écran s’affichent d’abord les souvenirs légers d’une romance au bord d’un lac avec Irene (Dana Herfurth), sa première épouse. Mais très vite, le décor change. On se retrouve à Auschwitz, où une chorale de nain-es (gardons le terme qu’il aurait sans doute employé) se met à chanter, devant le panneau indiquant « Herzlich Wilkommen ». L’air semble joyeux, et ce choix illustre tout l’intérêt de Josef Mengele pour la différence, voire l’infirmité, supposant l’infériorité des races non-aryennes. Durant la scène, il exécute deux juifs infirmes d’une balle dans la tête, sans autre forme de procès, avant d’analyser leur squelette, pour en conclure la supériorité biologique de sa race. Le choix de la couleur n’est pas anodin, puisque cette scène dépeint les moments les plus heureux de la vie de Josef Mengele. Mais ce choix, associé à la violence des images, à la musique apparemment entraînante que nous entendons, et cet arrêt sur le « Herzlich Wilkommen », est insoutenable et fait monter une irrépressible envie de vomir. Un bijou de réalisation, qui demande d’avoir le cœur bien accroché. 

Fils en quête de réponses 

Tout au long du film, en miroir des différentes périodes de la vie de Josef Mengele, nous retrouvons la venue de Rolf auprès de son père âgé. On apprend qu’il a été victime d’un AVC quelque temps auparavant. Mais nous n’avons pour autant toujours aucune pitié pour lui. Rolf cherche à comprendre, il poste des questions, mais son père esquive constamment, se concentrant sur son chien ou son traitement. La scène évoquée juste avant en dit long sur la volonté du père de ne pas répondre aux interrogations de son fils. Pendant un long moment, il fait même pire, rabrouant constamment Rolf, lui parlant mal, faisant des remarques au sujet de ses cheveux longs qu’il le force à raser, ou sur ses accointances communistes supposées. Le dialogue finira tout de même par être renoué, d’une certaine manière. Sans nier ce qu’il a fait, Josef Mengele montre toutefois un autre point de vue. Campé sur ses positions, il explique qu’il a fait tout cela pour le bien de la race, en montrant l’expansion supposée de celle-ci, si l’extermination des autres avait fonctionné. Des propos une nouvelle fois difficilement soutenables. 

Ces scènes illustrent toutefois tout le paradoxe du personnage, mais aussi du système dans lequel il pense encore évoluer. Il défend la lignée et la pureté de la race, qui doit selon lui être perpétuée, en éliminant toutes les personnes divergentes. Et pourtant, il rejette son propre fils. Le vieil homme est encore enfermé dans des idéaux totalement dépassés. On comprend alors mieux cette citation qui revient régulièrement : « La guerre se termine à un moment différent pour chacun. » Pour lui, elle ne s’est jamais terminée. Une scène vient toutefois éclairer quelque peu ce paradoxe : alors qu’il se trouve au lit avec Irene, elle lui fait remarquer qu’il a les cheveux noirs… Alors qu’on s’attend à ce qu’il s’énerve – au vu de ses attitudes habituelles – il n’en est rien, et il préfère rire. Irene est d’ailleurs la seule à qui il ne s’oppose jamais. Est-ce parce qu’elle représente son idéal féminin, et même plus largement, aryen ? Le paradoxe pourrait encore être approfondi à la lumière de son attitude face aux Hongrois-es qui l’hébergent au Paraguay : il ne cesse de faire des remarques sur leur éducation et leur attitude, mais demeure chez eux et couche avec la femme. Les confrontations se font de plus en plus virulentes, à mesure que la menace du même sort réservé à Eichmann, arrêté, extradé puis jugé en Israël, plane sur lui. Menace qui ne se réalisera jamais, Mengele étant mort entre temps… 

Au final, La disparition de Josef Mengele, s’avère être un film bien souvent insoutenable, par la violence inouïe de ce qu’il raconte et de certaines de ses images. Kirill Serebrennikov joue parfaitement sur les contrastes et les paradoxes. Un film donc très bien réalisé, car il ne tombe jamais dans la compassion pour cet être tout bonnement abject. 

Fabien Imhof 

Référence : 

La Disparition de Josef Mengele, d’après le roman éponyme d’Olivier Guez, réalisé par Kirill Serebrennikov, Allemagne, sortie en salles le 29 octobre 2025. 

Avec August Diehl, Maximilian Meyer-Bretschneider, Friederike Becht, Dana Herfurth, Burghart Klaussner, Wolfgang Gerhard, David Ruland… 

Photos : ©Lupa Film, CG Cinema, Hype Studios 

Fabien Imhof

Co-fondateur de la Pépinière, il s’occupe principalement du pôle Réverbères. Spectateur et lecteur passionné, il vous fera voyager à travers les spectacles et mises en scène des théâtres de la région, et vous fera découvrir différentes œuvres cinématographiques et autres pépites littéraires.

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