La Panne : la justice des Hommes existe-t-elle ?
Le Galpon accueille le Pequeño Teatro de Medellín pour une collaboration avec le studio d’action théâtrale et un classique du théâtre suisse. Dans La Panne, Gabriel Alvarez et ses comédien·ne·s questionnent la notion de justice, sur fond d’orgie gastronomique et de beuverie.
Alfredo Traps, commercial dans le textile, tombe en panne avec sa Lamborghini. Il est alors accueilli dans une maison où se déroule chaque soir un jeu en famille. Les différents membres de cette dernière retrouvent leurs anciens rôles de procureure, juge, avocate… et bourreau. Ensemble, iels rejouent des affaires célèbres, font le procès des membres de leur famille ou trouvent des histoires originales, en fonction des invité·e·s qui se présentent. Avec Alfredo, c’est le candidat parfait qui débarque : convaincu d’être totalement innocent de tout délit, il ne rêvera que de devenir coupable, au fil de la soirée. Mais si le jeu venait à dépasser la réalité… ou l’inverse ?
Place à tous les excès
Le décor n’est pas sans rappeler l’esthétique de certains films de Tim Burton. Les personnages aux allures fantomatiques, les portraits accrochés aux murs, le sol en énorme carrelage noir et blanc, les coupes à l’ancienne… Serait-on entre Sweeney Todd et Dark Shadows ? Quoi qu’il en soit, les personnages, avec leurs costumes anciens et leur maquillage particulièrement pâle ont quelque chose de monstrueux. Sont-ils des fantômes ? Des vampires ? Il y a quoiqu’il en soit une atmosphère pas tout à fait naturelle dans cette histoire. Alfredo Traps semble être le seul à ne pas s’en rendre compte, l’euphorie créée par le jeu et l’excès d’alcool aidant…
Car dans le texte de Dürrenmatt, tout pousse à l’excès : dans le jeu d’abord, avec des gestes grandiloquents, et le choix de quelques moments choraux, comme on en a l’habitude avec le SAT. Il y a ensuite cet enchaînement d’alcools : porto, Campari, différents Bordeaux… Ainsi que les plats : les personnages engloutissent tour à tour des saucisses, de la truite fumée, du poulet rôti… On en aurait même voulu encore plus, afin que les personnages soient gavés de nourriture jusqu’à n’en plus pouvoir, pour créer plus de pendant avec l’alcool, qui semble ne jamais s’arrêter. Car cette partie-là est magnifiquement traitée : les verres vidés les uns à la suite des autres délient la langue d’Alfredo, alors qu’il semble rendre la procureure et l’avocate de plus en plus agressives dans leurs arguments. Leur monstruosité semble prendre de plus en plus le dessus, à l’image de la juge qui se met à rire de manière sardonique, voire machiavélique, à chaque fois qu’elle s’adresse à l’accusé. Le jeu prend une nouvelle tournure au moments des plaidoyers, et les proportions atteintes ne pouvaient pas être anticipées, au risque même de dépasser certain·e·s des acteur·ice·s en présence.
Parodie de justice ?
Le texte de la pièce s’impose à grands renforts de maximes latines et autres formules choc, pour approfondir certaines dimensions. On retrouve certaines formules juridiques, comme le célèbre dura lex, sed lex, la loi est dure, mais c’est la loi ; mais aussi de la philosophie, avec ce renversement de la célèbre formule de Socrate : « Il faut vivre pour manger, et non manger pour vivre. » On l’aura compris, l’humeur est à l’excès. Mais la question centrale de La Panne est bien la justice, d’où les nombreuses allusions au milieu juridique, ainsi qu’à la philosophie, la justice étant une vertu fondamentale. On pourrait même la qualifier de divine, mais qu’advient-il lorsqu’elle administrée par les Hommes ? Peut-on encore y croire ? La question est aussi vieille que le monde, et l’histoire imaginée par Dürrenmatt va encore plus loin, en se demandant si la justice existe véritablement ici-bas. Une question qui demeurera ouverte même à la fin de la pièce.
Si Dürrenmatt ne répond pas véritablement à la question, la plupart des personnages semblent quant à eux avoir une idée bien précise, et semblent affirmer qu’il n’y a nulle justice dans le monde des Hommes. Ce sentiment est d’ailleurs renforcé par le choix des costumes, avec des robes qui ne couvrent pas complètement les cors, mais surtout des perruques blanches qui ressemblent plus à des serpillères qu’à la noblesse qu’elles devraient évoquer. La fin du spectacle, qui demeure ouverte quant au jugement d’Alfredo Traps et la peine qu’il devrait subir, invite au questionnement. Le procès auquel on a assisté était-il un véritable jeu ou fallait-il le prendre au premier degré ? Les apparences initiales pourraient bien être mises à mal par la tournure qu’ont pris les événements. À travers La Panne, ce sont aussi les rapports humains qui sont interrogés, avec l’irruption de cet étranger dans cette famille, les tensions constantes, et la peur de perdre, ou d’accueillir un nouveau membre…
Fabien Imhof
Infos pratiques :
La Panne, de Friedrich Dürrenmatt, au Théâtre du Galpon, du 8 au 20 octobre 2024.
Mise en scène : Gabriel Alvarez
Avec Clara Brancorsini, Albeiro Pérez, Andres Moure, Omaira Rodriguez, Justine Ruchat, Hèctor Salvador Vicente
https://galpon.ch/spectacle/la-panne
Photos : ©Erika Irmler