Les réverbères : arts vivants

La paranoïa peut prendre bien des formes

Alors que les théâtres sont fermés et qu’une partie de la population s’approche de plus en plus d’un état paranoïaque, les troupes continuent de travailler, dans l’ombre, en attendant un « restart »… C’est le cas de La Compagnie du Solitaire, qui répète son Festival de la paranoïa au Théâtre Pitoeff.

« En nous, sommeille toujours la bête apeurée qui montre les dents pour sauver ses croquettes. Elle est touchante et parfois méprisable, parfois solidaire et souvent férocement égoïste et aliénée », nous dit le flyer de ce spectacle, qui aurait dû se jouer du 19 au 31 janvier. Dans une mise en scène de Didier Carrier et Benjamin Knobil, le Festival de la paranoïa propose quatre textes autour de cette thématique, mêlant le comique et le tragique pour nous dévoiler diverses facettes de cette folie particulière.

La peur de l’inconnu

Tout commence avec un couple. Dans Prudence d’Olivier Chiacchiari, confortablement assis dans leur salon, devant leur télévision, ceux qui se surnomment affectueusement « mon suricate » et « ma belette » reçoivent la visite de leur nouvelle voisine. Eux qui étaient tranquille depuis plus d’un mois avec cet appartement inoccupé, les voilà dérangés par cette femme qui veut absolument les inviter à sa crémaillère. Bien vite, toutes sortes de questions se posent : et si elle voulait de l’argent ? Pourquoi tient-elle à les inviter ? Et si cela se passe bien, il faudra remettre ça ? Et si elle découvrait leur secret ? Non non, ils tiennent à leur vie bien rangée et feront tout, vraiment tout, pour éviter de renouveler le contact avec cette personne.

Cette première comédie nous place face à notre peur de l’inconnu, de l’étranger, et de tous les fantasmes que cela peut susciter. Rendant ses deux personnages totalement ridicules, tant ils iront loin pour que leur excuse soit crédible, cet excès de Prudence est grotesque. Et pourtant, il nous fait réfléchir sur ce que nous sommes prêt.e.s à faire pour que l’étranger ne vienne pas déranger notre quotidien millimétré, que le changement ne nous affecte pas trop… Si l’histoire est hautement comique, elle n’est pas sans rappeler certaines situations politiques actuelles. À bon entendeur.

La peur d’être persécuté

Dans Les Rouquins, le pouvoir en place veille à la pureté olfactive de ses citoyens, allant jusqu’à enfermer les rouquins en raison de l’odeur qu’ils dégagent… Alors, quand un couple se met à croire qu’il sent mauvais, ce sont les peurs les plus intimes qui se réveillent.

On reconnaît bien la plume de Jean-Claude Grumberg et son ironie assassine. Il dénonce ici, d’abord l’absurdité et les choix arbitraires d’un gouvernement, basés sur des arguments grotesques et sans fondement. De là à faire un parallèle avec ce qui s’est passé au milieu du siècle dernier… Mais c’est surtout la peur de ce couple qui questionne. Eux qui n’ont rien à voir avec la communauté persécutée se mettent à douter : et s’ils en faisaient en fait partie, ou quelqu’un qu’ils connaissent, pire, un membre de leur famille ? Alors ils se mettent à vivre dans la peur, alors qu’ils n’ont rien à se reprocher et n’ont, a priori, aucune chance d’être arrêtés. Comme quoi, des décisions gouvernementales lointaines peuvent parfois nous toucher plus qu’on ne le pense.

Sans transition, en mettant en scène le même couple d’acteurs, on enchaîne avec La hache d’Agota Kristof. Quand la femme se réveille et trouve son mari plein de sang, une hache plantée dans le crâne après être tombé du lit, il n’en faut pas plus pour déclencher ses inquiétudes. Vite, il faut appeler un médecin pour voir s’il arrive aux mêmes conclusions : le mari serait mort !

C’est un texte étrange et émouvant qui nous est proposé en guise de dernière comédie avant l’entracte. On ne sait trop si l’on doit croire à la thèse de l’accident ou à l’évidence qui semble s’imposer. Mais pourquoi aurait-elle appelé un médecin pour constater le décès ? Est-elle vraiment paranoïaque ou y a-t-il de véritables raisons de croire qu’elle est coupable ? Tout se joue sur cet entre-deux de cette femme à la fois touchante et pourtant suspecte. Avant qu’elle ne tombe dans une folie incontrôlable… Le spectateur devient lui aussi suspicieux. La paranoïa commencerait-elle à s’instiguer en nous ?

La peur de perdre le contrôle

Après un court entracte, nous passons à une seconde partie, bien plus tragique. Didier Carrier réadapte pour l’occasion Antigone, dans une version raccourcie et un décor plus moderne. Entre inceste, fratricide, suicide et condamnation, les pires atrocités y sont évoquées et les excès de Créon nombreux…

Ce qu’on retient d’abord de cette mise en scène, c’est la grande présence de chansons, comme le chœur de l’époque. Accompagnés par l’accordéon de Marc Berman, la petite troupe (de 3 à 4 comédiens, selon les moments) agrémente le spectacle d’intermèdes musicaux. Ces derniers ont pour rôle d’expliquer des situations ou d’être une forme de conscience des personnages, comme pour nous permettre de mieux comprendre leur psychologie. Par moments, on s’approche même de la comédie musicale, quand Antigone alerte Hadès… Sur le fond, c’est tout le paradoxe de Créon qui retient notre attention : le nouveau dirigeant veut tout contrôler, et c’est pourtant dès ce moment qu’il perd tout contrôle. Comme souvent dans les tragédies grecques, il sera trop tard lorsqu’il s’en rendra compte. Cette pièce nous rappelle qu’il n’est jamais bon de tomber dans les excès et que ceux-ci ont souvent l’effet inverse de celui escompté. À trop être guidé par sa peur, Créon perdra tout…

Au final, ce Festival de la paranoïa tient ses promesses. Il parvient à nous mettre face à nos peurs, tout en nous faisant rire. Il dénonce le ridicule de certaines situations et le côté incontrôlable de tout cela. On peut craindre d’avoir ces émotions en nous, mais il nous faut aussi prendre le recul nécessaire pour qu’un événement tragique – ou anodin, comme une visite impromptue – ne fasse pas ressortir nos peurs les plus enfouies et les plus grotesques…

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Festival de la paranoïa, basé sur des textes de Sophocle, Olivier Chiacchiari, Jean-Claude Grumberg et Agota Krisfot, spectacle annulé au Théâtre Pitoeff du 19 au 31 janvier 2021.

Mise en scène : Didier Carrier et Benjamin Knobil

Avec Didier Carrier, Marie Ruchat, Vincent Babel, Salvatore Orlando, Lorianne Cherpillod, Jade Amstel, Benjmain Knobil et Marc Berman

https://www.comedien.ch/agenda/festival-de-la-paranoia-theatre-pitoeff-geneve-322/

Photos : © Christelle Villegier

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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