Le Chili entre fracas et murmure
Femmes en lutte, leurs corps dansent, leurs voix s’élèvent, leurs silences résonnent. Dans un Chili en pleine convulsion, le cinéma devient le miroir tremblant d’un pays qui se cherche.
D’un côté, la clameur vibrante d’une révolte féministe contre violences et humiliations sexistes ; de l’autre, le bruissement intime d’un deuil à l’adolescence épousant les soubresauts de l’Histoire. Pour capter l’âme d’une terre à la croisée des chemins.
Le film La Ola (La Vague) explore la lutte contre le harcèlement et les abus sexuels dans les universités, la force et les tiraillements au sein du mouvement féministe, et la manière dont un témoignage personnel peut devenir un catalyseur pour un changement social.
Consentement en question
Tout débute au cœur d’un dancing partagé entre le rose électrique et le bleu profond, un couple universitaire se désire, s’embrasse à pleine bouche. Il la ramène chez lui et le collé-serré se poursuit en image inversée à travers l’œilleton. Plus tard, on apprendra qu’elle s’est endormie. Et que lui a abusé d’elle dans son sommeil.
Mais cette adolescente est rongée par le doute, les remords et une culpabilité diffuse. Elle retrouve plusieurs de ses textos appelant son futur amant à se monter plus « brutal ». La main courante qu’elle dépose devant une policière, elle reconnait une relation consentie au départ puis après plus du tout. Le jeune homme mis en cause cherche à renouer avec elle, à comprendre ce qu’elle a vécu, ressenti. En vain. Est-ce une stratégie ou une prise de conscience tardive face au risque d’exclusion et de sanction bien réel ? Le doute plane.
À partir de ce fait de société sur le consentement et le viol devenu embrayeur d’une mobilisation féministe sans précédent au Chili, le cinéaste Sebastián Lelio a imaginé son film. La forme ? Une comédie musicale tour à tour dramatique, militante, grotesque et archétypale. Quitte à verser épisodiquement dans un surréalisme voire un réalisme magique qui doit beaucoup au cinéaste et écrivain franco-chilien Alejandro Jodorowsky, si ce n’est à Fellini.
Danses et chants
On entre dans La Ola comme on plonge dans un tourbillon. Une boîte de nuit, des ombres qui s’enlacent, un viol qui ne se dit pas encore. Puis l’explosion : une université chilienne s’embrase. Des étudiantes transforment leur colère en chorégraphie furieuse. C’est un haka féministe, une catharsis collective où la danse et le chant de slogans qui tournent en boucle deviennent des armes. Julia, interprétée par une Daniela López boudeuse, contemplative et lutteuse réticente beine malgré elle, est notre passeuse. Timide étudiante en chant, elle va trouver sa voix dans le chœur de la révolte, portée par un souvenir personnel douloureux.
Lelio, auréolé de son Oscar pour son film, Une femme fantastique, ose ici un pari audacieux et bancal : la comédie musicale comme langage politique. La musique semble naître de l’environnement : gaz lacrymogènes, casseroles, sirènes se métamorphosant en percussions. Les numéros musicaux, portés par dix-sept compositrices chiliennes, mêlent hip-hop, pop et formes traditionnelles. La séquence d’ouverture, où la révolte éclate en chansons sonne comme une promesse de révolution joyeuse.

Premier degré
Mais la vague, parfois, submerge son propre propos. Le film pêche par excès de zèle. La première partie, trop longue, verse dans la caricature : les hommes sont des prédateurs grimaçants, les femmes des victimes. Les paroles des chansons, parfois trop explicites, tombent souvent dans un premier degré qui affaiblit l’émotion. Les jeunes femmes portent des cagoules ici rouges et ornées de petits boutons pour l’héroïne, à l’image des Pussy Riot.
On sent le désir de Lelio de tout dire, de tout montrer, au risque de la surenchère. Le récit, porté par un collectif énergique, se recentre progressivement sur Julia, au détriment de la force du groupe. La fin laisse un goût mitigé comme le jugement condamnant le coupable à un éloignement temporaire de l’Alma Mater sous forme d’une année sabbatique financée par ses parents issus d’une bourgeoisie aisée. Quant à Julia, malgré le fait qu’elle ne soit pas poursuivie ni sanctionnée pour avoir fait grève, le chœur chanté lui annonce un avenir difficile.

Deuil comme paysage intérieur
À l’opposé du fracas et de la théâtralisation, , Cuerpo Celeste de la réalisatrice chilienne Nayra Ilic García choisit le murmure et le silence. Dans une atmosphère tchekhovienne suspendue d’inconscient et de paroles tues évoquant de loin en loin le cinéma des non-dits de Ryūsuke Hamaguchi (Drive My Car, There is No Evil). Nous sommes en 1990. Le Chili sort de la dictature évoquée par des flashs à la radio. Celeste, quinze ans, passe ses vacances dans une station balnéaire du désert d’Atacama.
L’insouciance règne : baignades, flirts, feux de camp. Puis, la tragédie frappe. Son père (Néstor Cantillana) meurt soudainement, laissant sa mère, Consuelo (Daniela Ramírez), brisée, et Celeste, hébétée. Au chevet du trépassé, l’adolescente rêve que son père tourne lentement son visage vers elle, lui souriant tendrement. Et c’est bouleversant de justesse dans la rémanence d’un adieu qu’il n’a pu lui faire, terrassé par une crise cardiaque sur la plage après une partie de palet avec sa fille.
Le long métrage est un récit d’apprentissage d’une délicatesse remarquable. Ilic García filme le deuil non comme un drame, mais comme un paysage intérieur qui change de relief. Le retour de Celeste, un an plus tard, pour observer une éclipse solaire, est une plongée dans un univers devenu étranger. Les images de Sergio Armstrong, baignées de lumières ocres et de bruns chauds, sont d’une beauté sourde. Le bruit des vagues devient la bande-son d’une douleur qui ne se dit pas.

Combat émotionnel
Helen Mrugalski, découverte éblouissante, incarne Celeste avec une retenue saisissante. Son visage, d’abord ouvert, se ferme peu à peu, trahissant un combat émotionnel d’une intensité rare. L’opus évite les écueils du mélodrame, préférant les non-dits, les gestes qui en disent long. La relation mère-fille, faite de silences et de regards fuyants, est d’une justesse criante.
Mais Cuerpo Celeste n’est pas qu’une histoire intime. En toile de fond, le Chili se reconstruit. Les personnages participent, discrètement, à l’exhumation des corps des disparus de la dictature. Le deuil de Celeste entre en résonance avec celui, collectif, d’une nation. L’éclipse solaire, magnifique métaphore, symbolise ce passage obligé par l’obscurité pour possiblement renaître. Ou s’effacer en courant dans le flou amniotique baignant l’horizon désertique.
Lors d’élections tenues en parallèle de la présidentielle en novembre de cette année, la droite a remporté la majorité au Parlement chilien avec 76 des 155 sièges de la Chambre des députés et 25 sièges contre 23, au Sénat. Alors que le Chili pourrait voir le candidat d’extrême droite1 nostalgique de la dictature de Pinochet accéder au pouvoir trente-cinq ans après la chute du dictateur et son usage systématique de la torture, de la répression et des disparitions forcées durant 17 ans, ces films prennent une résonance particulière. Ils racontent un pays en lutte avec ses démons, tiraillé entre le désir de renouveau et la pesanteur des héritages. Et rappellent que les transitions, qu’elles soient personnelles ou politiques, sont des chemins semés d’embûches.

Deux Chili
La Ola, malgré ses excès, est une œuvre nécessaire. Son énergie brute, sa volonté de célébrer la sororité – le terme est clamé à plusieurs reprises par une étudiante pour faire taire le pugilat entre les grévistes féministes – et la colère des femmes, en font un film important, surtout à l’heure où les droits des femmes sont remis en question dans tant de pays. Cuerpo Celeste, plus apaisé, nous rappelle que les révolutions intimes sont tout aussi cruciales que les soubresauts de l’Histoire.
Deux films, deux Chili. L’un qui crie, l’autre qui chuchote. L’un qui embrase l’écran, l’un qui couve sous la cendre. Mais tous deux habités par la même foi dans le pouvoir du cinéma : non pas donner des réponses, mais incarner les questions qui travaillent une époque. Et si, face aux incertitudes de l’avenir, la plus grande résistance était justement de continuer à raconter la complexité du monde ?
Bertrand Tappolet
Références :
Cuerpo Celeste de Nayra Ilic García et La Ola de Sebastián Lelio. Films projetés dans le cadre du festival Filmar en America Latina, 14 au 23 novembre, Genève.
Photos Cuerpo Celeste : ©Nayra Ilic García
Photos La Ola : ©Sebastián Lelio
