Le courage d’être soi… et d’en rire
Événement à la Bâtie : Dans son seule en scène autobiographique, Smiley témoigne avec une sincérité inouïe de son parcours d’écrivaine et artiste trans entre l’Inde et la Suisse. C’est bouleversant de sincérité, de violence et de tendresse. Introducing Living Smile Vidya est une performance marquante et nécessaire au moment où, dans nos démocraties, beaucoup de droits sociaux sont attaqués par les révolutions conservatrices en vogue.
Quel personnage incroyable. Quelle leçon de vie. C’est l’histoire d’un homme originaire d’une caste très traditionnelle en Inde, prédit à un avenir brillant, bardé de diplômes, faisant la fierté de sa famille. Jeune adulte, il décide de faire une transition de genre. Et de ne pas se cacher. Se lève alors un monde d’adversité, de disqualification, de harcèlement, de mise à l’écart. Smiley fait front avec dignité et, loin de se cacher, expose son changement identitaire comme une revendication de liberté. Et si ça ne vous plaît pas, sucez ma bite, écrit-elle sur son corps et sur les réseaux…
Il y a bientôt six ans, Smiley fait le choix de venir en Suisse avec l’espoir d’une vie meilleure. Cela sera le cas bien que, loin de l’image d’Épinal, elle doive des années durant traverser des épreuves physiques, sociales, amicales, amoureuses, administratives, professionnelles… qui en auraient découragé plus d’un-e. Or, elle est là, devant nous, un sourire coquin aux lèvres pour témoigner de sa formidable résilience. Elle a ce ton de celles et ceux qui sont revenu-es des grandes souffrances. Elle ne se plaint pas, elle explique. Son discours est transpercé de part en part par un humour dévastateur qui nous ferait presque par moments oublier la récurrence des difficultés qu’elle vit depuis presque vingt ans pour passer d’une identité assignée à une identité choisie.

Smiley nous accueille dans la salle avec douceur. Elle nous salue, joliment habillée avec un sac de commission rouge orné d’une croix helvétique (…) Le spectacle commence alors qu’elle est encore parmi le public. Elle fredonne les premières notes de notre hymne national, et tout de suite le décalage entre le personnage et l’acte crée un effet comique. S’ensuit une série de questions adressées à la volée aux spectateur/trices : D’où venez-vous ? Êtes-vous marié-e ? Avez-vous des enfants ?… Elle prend bien soin de ne laisser répondre personne et on comprend vite que c’est à elle qu’on a mille fois fait vivre ces interrogatoires intrusifs. Mais loin de tomber dans un récit plombé, elle prend le plateau avec sa dégaine clownesque pour sortir de son cabas une bouteille vide de Rivella qu’elle chérit comme symbole de son parcours de migration transcontinentale. Un déchet plastique qui lui échappera vite des mains et qu’elle n’arrivera dès lors plus à rattraper… Effet comique garanti une nouvelle fois… comme pour symboliser la difficulté de s’intégrer ? Tout le contraste de Smiley est dans cette tension assumée entre le drame et la comédie. Et c’est sa grande force.
Au fur et à mesure de son récit autobiographique, elle montre que l’autodérision lui donne une énergie inépuisable. Plus son histoire verse dans l’horreur (menaces, viols, alcoolisme…), plus elle relativise en ne perdant jamais de vue son cap : devenir une femme avec des vrais seins et un vrai vagin. Elle raconte ainsi les mille étapes de son chemin de croix ensoleillé, tantôt à l’aide d’images vidéo qui envahissent judicieusement la scène, tantôt en chantant sur des airs naïfs les ignominies traversées. Le rapport au corps est une thématique centrale du spectacle, ce corps qui raconte l’histoire de Smiley, ce corps qui change entre satisfactions des transformations et cicatrices mutilantes. Pourtant, et elle le rappelle plusieurs fois, la liberté d’être ce qu’elle poursuit n’a pas de prix. La performance vient du fait qu’elle met en scène ce corps nu en le dévoilant sans fausse pudeur mais sans exhibitionnisme non plus. Là aussi, elle trouve le bon rapport pour nous interpeler visuellement sans tomber dans un voyeurisme qui occulterait la réflexion. Jusqu’où sommes-nous prêt-es, chacun-e de nous, à aller pour nos rêves ? Quitte à ce que ceux-ci se transforment parfois en cauchemars…
Car, entre un happening hilarant et une clownerie subversive, Smiley n’efface pas l’horreur traversée. Elle dit, en suisse-allemand, le harcèlement subi sur Instagram, le manque de protection des autorités helvétiques, la détresse psychologique, la fuite dans les produits… Elle dit et joue la spirale des enfers vrillant sur scène comme une derviche tourneuse en peine. Mais dans une ixième pirouette, tant physique que textuelle, pour laisser le spectacle sur un fil tendu entre la dureté de l’autobiographie et le recul humoristique qu’elle sait prendre, Smiley nous offre son sourire désarmant de phénix féminin charmant qui croit à son utopie comme une petite fille croit au prince charmant.

Les émotions et l’empathie nous submergent face à l’humanité débordante de cette rencontre déroutante. On a envie de devenir ami-e avec Smiley, de l’aider dans ces combats lorsqu’elle cherche le sexe, l’amour et surtout la dignité. Lorsqu’elle interpelle en français les politiques de tous les partis. Et surtout lorsqu’elle demande seulement à trouver un emploi. Engagez-moi décline-t-elle sur tous les tons et même à l’aide d’un QR-Code… Son spectacle, entre colère, humour et fragilité est ainsi un témoignage saisissant de toutes les luttes qu’elle a menées depuis si longtemps. Et on espère de tout cœur que cette époustouflante carte de visite théâtrale lui ouvrira enfin les portes qu’elle mérite.
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
Introducing living Smile Vidya, de et avec Living Smile Vidya du 30 août au 1er septembre à la Maison Saint Gervais
https://saintgervais.ch/spectacle/introducing-living-smile-vidya/
https://www.batie.ch/fr/programme/living-smile-vidya
Photos : @ Ralph Kühne, Ronja Burkard, BAK/Charlotte Krieger

