Les réverbères : arts vivants

Les Gros patinent bien : des cartons et des hommes

Quand un Américain bedonnant pêche une sirène, c’est le début d’une histoire d’amour rocambolesque. Entre épopée, absurde et (auto)critique, Les Gros patinent bien fait carton plein au Théâtre de Carouge, du 17 septembre au 5 octobre. À ne pas manquer ! 

Dans la salle, le public trépigne. Et il y a de quoi ! Pour débuter sa saison, le Théâtre de Carouge s’offre un cabaret de carton signé Olivier Martin-Salvan et Pierre Guillois, récipiendaire en 2022 du Molière du théâtre public. Tout commence, justement, avec une grande boîte en carton – recyclé, bien sûr.  

La voici, posée au centre d’un plateau dépouillé, à l’exception d’un étendage où rien n’est encore accroché. Les lumières sont toujours allumées et la grande boîte attend, comme nous. Face public, des lettres tracées en noir : « Début du spectacle dans 10 minutes ». À côté, Clément Debœur attend, lui aussi. Avec son maillot et son bonnet de bains noirs, il ressemble à un maître-nageur attentif. Il scrute la salle, se gratte la tête, grimace. Puis, après moults tergiversations, change l’inscription sur la boîte : « Début du spectacle MAINTENANT. » Il soulève la grande boîte et… 


 
 

Quand Andersen rencontre Coca-Cola 

Les Gros patinent bien, c’est une sorte de conte de fées moderne, la rencontre entre La Petite Sirène d’Andersen et une pub Coca-Cola. Imaginez. 

La boîte, sitôt enlevée, dévoile Jonathan Pinto-Rocha, impeccable dans un costume trois pièces gris. Assis sur un autre carton où est dessiné un tabouret (il n’en redescendra pas de toute la pièce), il pêche au bord d’un fjord. Soudain, la ligne s’agite… et une sirène sort de l’eau glacée ! Coup de foudre réciproque – mais drame, car tous deux appartiennent à des mondes différents. La sirène s’enfuit, donnant le coup d’envoi d’une folle course-poursuite à travers l’Europe. Car de la Finlande au sud de l’Espagne, en passant par l’Écosse, la Bretagne et les Pyrénées, l’Américain est décidé à retrouver sa sirène… non sans semer derrière lui quelques canettes de Coca-Cola. 

2 hommes, 150 cartons 

Pour raconter cette histoire, pas besoin d’effets spéciaux, de décors onéreux ou de sons-et-lumières tonitruants. Les Gros patinent bien repose sur l’utilisation d’un matériau unique : le carton. Il y en a environ 150, qui composent le « décor ». Affiches géantes ou cartes minuscules, objets découpés (cornemuse, lunettes d’aviateur, palmier) ou boîtes de différentes grandeurs (devenant chaussures, marmotte, baudet), ils sont agrémentés d’inscriptions et de dessins indiquant leurs fonctions, souvent évolutives. À la manière de panneaux de signalisation, ils orientent l’avancée géographique de l’intrigue, tout comme son avancée narrative.  

Par certains côtés, le procédé rappelle le théâtre de marionnettes ou d’objets : chaque élément est pensé de manière à permettre la meilleure maniabilité, la plus grande praticité, la symbolique la plus évidente. La scénographie joue grandement sur le comique de répétition (comme avec la création des multiples « cahutes à souvenirs » que l’Américain va croiser sur sa route), mais également sur une surprise sans cesse renouvelée grâce à des ajustements cartonesques (ou cartoonesques ?) nouveaux. Un marteau à briser la glace se transforme ainsi en canne à pêche, un texte bref s’enrichit d’une suite à la manière d’un livre pour enfants qui se déplie… Mention spéciale pour les différentes métamorphoses du « costume » de sirène 100% carton, que Clément Debœur endosse à plusieurs occasions. Grâce à des stratégies simples (tourner un panneau, combiner un bout de phrase avec un autre, déployer un rabat caché), Les Gros patinent bien mise sur un minimum d’effets pour un maximum d’efficacité. On s’émerveille devant tant d’ingéniosité ! 

Clément Debœur, en grand ordonnateur de l’espace, galope pour disposer sur scène la myriade de cartons : suspendus à l’étendage, appuyés contre les tréteaux qui surélèvent le plateau, adossés à son partenaire de jeu – ledit partenaire n’étant, d’ailleurs, PAS DU TOUT reconnaissant face aux efforts déployés (nous y reviendrons). Sa partition est millimétrée, car la moindre erreur de placement peut être fatale. Seulement voilà : à mesure que l’épopée de l’Américain amoureux avance, les cartons volent en tous sens et s’accumulent sur les planches… C’est là qu’il faut signaler le travail incroyable de la régie plateau (Cécile Jaillard), qui gère la manutention et la transmission des cartons. Un véritable casse-tête pour s’y retrouver ! 

Shakespeare Chaplin, ou l’art du grommelot 

À cette économie de cartons s’ajoute un sens aigu du comique, tout autant que de l’épique. Les Gros patinent bien s’amuse en effet à mêler deux types de comique : le slapstick à la Chaplin et le burlesque absurde façon Monty Python.  

En anglais, slap stick désigne à l’origine une cliquette, un « bâton claqueur » permettant de mimer le bruit d’une gifle ou d’un coup. Par la suite, le terme en est venu à désigner un type d’humour basé en partie sur une violence physique qu’on exagère volontairement. Les fausses claques, les courses poursuites ou les passages à tabac font partie intégrante du slapstick – ce que Les Gros patinent bien n’oublie pas. Sur scène, les deux compères collaborent autant qu’ils s’affrontent, à mesure que l’intrigue se resserre, que la fatigue se fait sentir. Du côté de Clément Debœur, la dimension physique du slapstick passe par deux autres grands vecteurs de comique : le mime et le bruitage. En effet, c’est lui qui, en plus de disposer les cartons, endosse l’intégralité des rôles secondaires – la fameuse sirène, mais aussi les vendeur-euses de souvenirs, un policier ultra-viril, sans oublier une flopée d’animaux ! Le voir incarner une mouette revancharde ou une otarie à l’humour douteux vaut son pesant d’or… 

L’interprétation de Jonathan Pinto-Rocha repose quant à elle sur une forme d’absurde construite en grande partie grâce au texte. À plusieurs reprises, Les Gros patinent bien prend des accents shakespeariens, tant dans la déclamation que dans les mouvements d’une cape en kraft qui vole au vent. L’absurde, pourtant, n’est jamais loin : la cape se prend systématiquement dans le visage du héros… qui, lui, ne déclame pas des vers mais un grommelot incompréhensible. Ni anglais ni hollandais, ni allemand ni finlandais, c’est un ramassis d’onomatopées et de sonorités vaguement familières, souvent mêlé de leitmotiv chantés qui pousse à la claque. Le tout est porté avec une force de conviction qui ne faiblit jamais : qu’importe ce que raconte Jonathan Pinto-Rocha, c’est le ton de sa voix et son impressionnante tessiture qui construisent l’imaginaire.  

De l’autre côté du quatrième mur  

Néanmoins, tout ceci ne saurait fonctionner sans un ingrédient essentiel : la participation du public. Après tout, c’est l’imagination des spectateur/trices qui donne vie à ces dizaines de cartons et d’inscriptions accumulées sur scène. Posez un carton sur lequel est écrit un mot (mettons, « marmotte »), proposez une situation qui donne corps à ce mot (la marmotte se fait écraser par un arbre) et laissez les gens faire le reste dans leur tête. Mais si cette convocation de l’imaginaire collectif réussit si bien, c’est aussi parce qu’elle joue sur la transgression incessante du quatrième mur. 

Dans Les Gros patinent bien, deux narrations enchâssées se chargent de brouiller les lignes. Si l’histoire est bel et bien celle de l’Américain amoureux de la sirène, elle est contenue dans un récit-cadre où les deux partenaires de jeu sont tout à fait conscients de jouer une pièce dans laquelle ils interprètent leur propre rôle. On y perçoit dès lors toute la violence qui peut habiter le monde du théâtre (et plus largement celui du travail), les relations toxiques entre collègues, l’épuisement et la non-reconnaissance, la violence verbale et parfois physique, la dévalorisation des « métiers de l’ombre » (régie, lumière, sonorisation, etc.), le surinvestissement émotionnel de celles et ceux qui brûlent les planches… le tout, sans virer dans la moralisation, l’analyse ou le pathos. Juste avec humour, ce qui fait d’autant plus réfléchir à nos réalités contemporaines – jusqu’au tableau final où la critique se mêle à l’onirisme des abysses… 

Il y aurait encore beaucoup à dire sur Les Gros patinent bien – des milliers de mots à écrire sur des cartons. Mais le meilleur, peut-être, à inscrire en lettres capitales, est : MERCI. 

Magali Bossi 

Infos pratiques : 

Les Gros patinent bien, d’Olivier Martin-Salvan et Pierre Guillois, du 17 septembre au 5 octobre au Théâtre de Carouge. 

Avec Olivier Martin-Salvan (23-28.09), en alternance avec Jonathan Pinto-Rocha (17-21.09 et 30.09-05.10), Pierre Guillois en alternance avec Clément Deboeur (17-23.09 et 04-05.10), Édouard Penaud (30.09-03.10), Félix Villemur (24-28.09) 

https://theatredecarouge.ch/spectacle/les-gros-patinent-bien/ 

Photos : ©Fabienne Rappeneau 

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé. Elle aime le thé et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Présidente de l’association La Pépinière, elle est responsable de son pôle Littérature. Docteure en lettres (UNIGE), elle partage son temps entre un livre, un accordéon - et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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