Les Lettres de mon père : excavation épistolaire du passé
Jusqu’au 30 novembre 2025, le TMG accueille Agnès Limbos et la Cie Gare Centrale. Du théâtre d’objets à la marionnette portée, de la lecture précise aux souvenirs troués, Les Lettres de mon père offre une relecture intime, drôle et grave, d’une page sombre de l’histoire belge : son passé colonial au Congo.
Tout commence… avec une femme. Debout, dans les ombres. Ses cheveux sont gris, comme sa chemise. Elle porte un serre-tête. À cour, devant elle, un micro sur pied. En milieu de scène, un gigantesque fauteuil de cuir vermillon – dans lequel on s’imagine aisément disparaître. Et sur ce fauteuil, une petite fille (c’est une marionnette, bien sûr, mais si réelle qu’on dirait presque une vraie enfant). Leurs habits sont semblables, teinte, forme, disposition, ce qui suggère déjà le jeu de miroir auquel nous allons assister. La femme vient au micro.
La madeleine de Dongelberg
En 1960, le père et la mère d’Agnès l’abandonnent. Elle a huit ans. Avec ses quatre frères et sœurs, Agnès quitte le Congo belge où elle vivait jusqu’alors. Les parents restent, poursuivant un travail d’éducation auprès des jeunes Congolais-ses. Quant aux enfants, on les confie à un oncle, le frère de leur mère, curé d’une modeste cure en Belgique : Dongelberg. Désormais, on les surnommera « les enfants du curé ». Au micro, plus de soixante ans après, la grande Agnès raconte. La séparation, le manque, mais aussi les nouveautés de cette vie en Belgique. Elle fouille dans sa mémoire pour retrouver des traces – les odeurs du chemin qui menait à la cure, la lumière passant à travers les branches des arbres, le bêlement des moutons, l’itinéraire pour se rendre au « château des enfants débiles » (débiles signifiant ici de faible constitution)…
Soudain, une table à roulettes apparaît devant elle. À la manière d’une maison de poupées, la grande Agnès y dispose des objets glanés dans les tiroirs de la table : un petit fauteuil rouge (en tous points semblable au grand), une horloge de salon, de hautes fenêtres donnant sur le jardin… et dans le jardin, un enclos, un mouton. Elle place également des personnages, photos découpées et montées sur de fines tiges métalliques : les frères et sœurs, le tonton curé, sa gouvernante.
Agnès Limbos construit, ravaude les souvenirs parfois troués. Le jardin était-il derrière les fenêtres… ou était-ce les fenêtres qui se trouvaient devant le jardin ? Elle s’interroge elle-même tout en nous questionnant, avec un ton amusé mais sérieux qui rappelle celui des enfants – ou des aïleul-es. « Vous aussi, vous avez vu passer un petit fauteuil ? » nous demande-t-elle tandis que l’objet mentionné disparaît en coulisses. Instaurant un rythme particulier dans son récit, ces appels fréquents nous plongent dans une temporalité singulière : celle de la mémoire, où un seul élément (comme la madeleine chez Proust) suffit à déplier tout un pan sensoriel du passé.
« Mon père, ce héros au visage si doux… »
Témoin privilégiée de cette reconstruction, la petite Agnès l’écoute avec attention. La marionnette, tantôt en position d’attente, assise dans son grand fauteuil, tantôt dans les bras de la grande Agnès (comme une minuscule jumelle), devient la récipiendaire du récit reconstruit tant d’années après – car cette histoire ne s’adresse pas seulement à nous, le public. Elle est un moyen pour Agnès Limbos de plonger au cœur d’elle-même pour renouer présent et passé, mémoire et réalité. La grande et la petite Agnès ne parlent pas – tout se passe dans la douceur des échanges, l’étreinte d’une main qui berce la marionnette, les regards passant d’une à l’autre, les mouvements de tête… Elles sont également vivantes, de chaque côté de la ligne du temps.
Ce qui les attachent l’une à l’autre, au-delà de l’identité, c’est aussi le rapport qu’elles entretiennent avec leur père, qui n’apparaît pourtant jamais sur scène – du moins, en chair et en os. La présence paternelle se matérialise au travers des quarante-six lettres, envoyées aux enfants entre septembre 1960 et juin 1961. Transportées grâce à une petite maquette d’avion, cachées dans les replis du fauteuil ou dans un tiroir, tombant du ciel en bourrasques, les lettres sont partout autour des deux Agnès. Au micro, la grande en lit des extraits à la petite ; on dirait une histoire racontée pour s’endormir, avant que la nuit vienne. Invariablement, les mêmes phrases y dissimulent la tendresse derrière des injonctions précises : Priez pour nous, Soyez sages, Écoutez bien votre oncle… S’y mêlent des anecdotes sur la mission éducative au Congo, des récits de la vie quotidienne – la visite du secrétaire général de l’ONU, la rencontre avec un crocodile, l’apprentissage des langues locales… les troubles, toujours plus présents, à mesure que les volontés d’indépendance face au colon belge s’affirment.
Bons baisers du Congo
L’histoire familiale d’Agnès Limbo est en effet étroitement entrelacée avec celle, coloniale, de son pays. Le Congo belge (actuelle République démocratique du Congo) obtient son indépendance le 30 juin 1960 – au moment où la fratrie d’Agnès est renvoyée en Belgique. De cette période troublée, Les Lettres de mon père ne montre que des bribes, glanées au fil des lettres : échos des manifestations, couvre-feu et bruit des armes… Il ne s’agit pas de détailler l’enchaînement des événements, mais plutôt de donner à voir, à travers les mots et les objets, l’impact intime que peuvent avoir ces épisodes lointains (géographiquement) mais proches (familialement) sur l’esprit d’une enfant de 8 ans – la petite Agnès, qui les découvre grâce aux lettres.
Devant nos yeux, Agnès Limbos fouille littéralement son passé et celui de son pays. Debout devant une table recouverte d’un monticule de terre, entre deux bougies et quelques fleurs rouges plantées dans l’humus (comme dans un cimetière), elle creuse. De la terre sortent des objets – des symboles d’un passé colonial qui n’est pas si lointain. Certains sont familiers, car nous les avons déjà croisés : l’avion qui transporte les lettres du père, le crocodile si dangereux. D’autres rappellent que les colonies, quelles qu’elles soient, ont toujours fournis des matières premières cruciales à l’économie des pays colonisateurs : c’est le cas d’un vieux smartphone, rempli de ces terres rares dont on parle tellement aujourd’hui. Mais ce n’est rien comparé à ce qui se cache dans les tréfonds de ce passé pas si bien enterré… Agnès Limbos en extirpe des mains – noirs, bordées de rouge. Coupées. Traces éloquentes des mutilations commises sur la population par la puissance coloniale entre 1885 et 1908, lorsque le Congo était placé sous la tutelle personnelle de Léopold II, le roi des Belges.
De terre, Agnès Limbos sort enfin des épaulettes, un sautoir doré et une barbe blanche coupée au carré : la voici dans le costume de Léopold II, qui vitupère d’un air indigné contre les nombreuses demandes de décolonisation de l’espace public qui ont cours en Belgique depuis le début des années 2000. Apparemment, le roi des Belges voit d’un mauvais œil qu’on lance de la peinture sur ses statues – mais ne commente pas les exactions dont son gouvernement a fait preuve. Lorsqu’elle se rassoit en compagnie de la petite Agnès, la grande ne commente pas, préférant, entre humour et poésie, nous laisser tirer nos propres conclusions. C’est peut-être, au fond, la force principale des Lettres de mon père : donner à comprendre, à apprendre, sans juger. Juste en ressentant.
Et en se souvenant.
Magali Bossi
Infos pratiques :
Les Lettres de mon père, du 21 novembre au 30 novembre 2025 au Théâtre des marionnettes de Genève.
Conception, écriture et jeu : Agnès Limbos
https://www.marionnettes.ch/spectacle/les-lettres-de-mon-pere
Photo : ©Hervé Dapremont
