Les réverbères : arts vivants

Les Shadocks : la France vue par la Suisse

Pour la troisième saison consécutive, la Pépinière collabore avec la Maison Saint-Gervais et propose des reportages autour des créations de la saison. L’avant-dernière de la saison interroge la manière d’être Français, à travers une galerie de personnes et une confrontation de points de vue.

Lorsque j’arrive dans la salle du sous-sol du Théâtre Saint-Gervais, toute l’équipe s’affaire pour installer tout ce qu’il faut à quelques minutes du premier filage : on met en place du matériel, on teste des effets de lumières, on met en route la caméra… pendant que l’une cherche son bonnet, l’autre déplace une table, tandis qu’une troisième ajuste sa perruque. L’accueil est, malgré tout ce qu’il a à faire, chaleureux. On m’avertir que l’après-midi risque d’être longue. Et pour cause : il s’agit d’un premier filage, il reste donc beaucoup à faire, le texte n’est pas encore maîtrisé, on n’a pas encore travaillé dans cette salle… Mais pas de panique, il reste encore une bonne semaine avant la première !

Un projet qui mûrit depuis longtemps

Christian Geffroy Schlittler est Français, mais il vit depuis vingt-cinq ans en Suisse. Le titre de ce spectacle, Les Shadocks, s’inspire de cette célèbre série télévisée née à la fin des années 60, et mettant en scène deux espèces d’oiseaux anthropomorphes difficilement identifiables. Surtout, c’est le terme utilisé depuis par nombre de Genevois pour désigner leurs voisins Français. Ce spectacle, donc, interroge la manière d’être Français, mais pas de manière frontale. Ce que raconte Les Shadocks, c’est avant tout une histoire de personnes, de gens. Pour construire cette histoire, l’équipe a travaillé au plateau autour de quatre personnages – ou devrait-on dire personnes, nous y reviendrons – aux personnalités affirmées. La pièce se construit ainsi en quatre mouvements, même si tout n’est pas encore défini à l’heure où j’assiste à ce filage. Ce n’est que le deuxième jour pour la troupe dans le théâtre, la lumière est donc encore expérimentale, les placements pas fixés, même la durée du spectacle, qu’on souhaite autour d’1h40, n’est pas encore totalement décidée. Quoiqu’il en soit, dans le travail de la compagnie, l’humour tient une place importante. On le perçoit dans l’ambiance qui règne entre tous les membres, dans certains déplacements sur le plateau : l’humour se joue à des détails, dans l’ironie de moments peu attendus. On se dit alors qu’en une semaine de travail, tout va encore évoluer, s’affiner, et le spectacle trouver le ton qui lui sied le mieux.

Un texte de nostalgie

Quelques jours plus tard, après avoir assisté à une partie du filage, je m’entretiens au téléphone avec Christian Geffroy Schlittler. Un élément m’a particulièrement marqué dans ce à quoi j’ai assisté : il n’est pas question de personnages dans Les Shadocks, mais de personne. C’est alors que Christian Geffroy Schlittler évoque la dimension nostalgique du texte. Lui qui vit en Suisse depuis 25 ans se sent à la fois Suisse et Français, et témoigne de deux cultures radicalement opposées. Il se demande ce que sont devenus les gens qu’il a connus avant d’arriver en terre helvète. C’est à travers ces souvenirs qu’il écrit ses personnes, comme des agglomérats de gens qu’il a rencontrés, d’où leur caractère affirmé. Tou·te·s ont en commun de venir de milieux libertaires, ayant vécu des moments glauques dans leur vie, comme une manière d’échapper à la vie bourgeoise. Mais une chose est sûre, me dit-il : ce sont des gens qui existent, d’où cette nuance entre personnages et personnes.

Une autre question me taraude alors : Paul, qu’il interprète lui-même, semble être toujours présent sur la scène, soit comme narrateur, soit comme simple observateur. Tout ou presque sera en fait raconté de son point de vue, sauf le dernier tableau dans lequel il est véritablement agissant. Christian Geffroy Schlittler me confie que le monologue qui ouvrait le spectacle a été supprimé depuis, pour entrer directement au moment de la rencontre entre Paul et Caroline, de manière à induire la notion de comédie. On ne parle de comédie au sens où les éclats de rire s’enchaîneront. Comédie prend ici son sens originel, celui d’une pièce où tout finit bien, avec des passages parfois pathétiques, parfois plus difficile, mais avec toujours une certaine forme d’humour.

Cet humour survient de la part des comédien·ne·s et des situations, à travers quelque chose de vivant. Voilà sans doute le point central. L’humour, ce ne sont pas des choses toutes faites, mas il survient dans les détails du placement du jeu, d’une manière de dire les choses, alors que les acteur·ice·s sont en recherche. On pourrait alors parler d’une certaine forme d’ironie, comme le fait de construire une porte sur une scène de théâtre, un lieu qui n’en nécessite pas. C’est cette confrontation au réel, à une forme même de surréalisme, qui intéresse Christian Geffroy Schlittler. Insistant sur le côté vivant, il me confie être toujours surpris par le mélange, très français, entre le langage soutenu et prosaïque, comme si le littéraire devait toujours se conclure par une grossièreté. C’est à travers ce genre d’humour qu’il veut donner le sourire et amener de la joie aux spectateur·ice·s, non sans oublier la dimension profonde du propos.

Car il y a une dimension tout à fait profonde dans cette histoire : Paul en a marre de la France. Quand il arrive dans cette histoire, la cinquantaine bien entamée, lui qui s’est toujours battu pour ses idéaux en a marre. Il veut abandonner la lutte. Judith, une jeune femme de 24 ans, est en totale opposition avec cette idée et fait pour qu’il n’abandonne pas, quitte à lui fournir une sorte de définition universaliste des Français, telle que perçue depuis la Suisse. C’est ainsi que s’opposent cette vision usante symbolisée par Paul, et l’impression que rien ne marche, qu’il s’agisse du politique comme du social. À l’inverse, Judith est persuadée que la France a besoin de ça, comme partout dans le monde, qu’il faut lutter pour ses idéaux afin que les choses bougent. Elle voit la France comme un symbole, une forme d’accès au monde. De quoi illustrer de nombreux paradoxes des visions des uns et des autres, sur eux-mêmes et sur les autres.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Les Shadocks, de Christian Geffroy Schlittler, en collaboration avec les interprètes, du 6 au 16 juin 2024 au Théâtre Saint-Gervais.

Mise en scène : Christian Geffroy Schlittler, en collaboration avec Barbara Schlittler

Avec Aline Bonvin, David Gobet, Julie-Kazuko Rahir et Christian Geffroy Schlittler

https://saintgervais.ch/spectacle/les-shadocks/

Photo : ©Agence Louis Pinagot

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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